À la veille de la célébration du troisième anniversaire de la révolution tunisienne et du déclenchement du Printemps arabe, nous avons voulu faire le point sur ces trois années, non seulement en Tunisie mais dans les différents pays ayant vécu des changements radicaux. Nasr Ben Soltana, Président du Centre tunisien pour les études sur la sécurité globale, a bien voulu faire le point, en précisant que du chemin reste à faire pour réussir l’expérience, surtout avec des pressions intérieures et extérieures continuelles.
Peut-on parler aujourd’hui d’un échec du Printemps arabe ?
Jusque-là, on ne peut pas parler d’un échec total du Printemps arabe ; car les pays concernés par les révolutions sont toujours en train de vivre des transformations politiques internes. Mais on peut évoquer les difficultés à la réussite de cette expérience qu’il est possible d’expliquer par des facteurs intérieurs ou extérieurs. Sur le plan intérieur, les forces qui ont accédé au pouvoir dans ces pays ne sont pas celles qui ont participé à la chute des régimes déchus. Sur le plan extérieur, il existe des calculs géostratégiques de plusieurs pays qui n’ont pas intérêt à ce que le Printemps arabe réussisse et font tout pour amener les populations à regretter leurs anciens régimes. D’où ce qu’on est en train de voir en Tunisie, Libye et Égypte.
Peut-on considérer la Tunisie comme le dernier bastion du Printemps Arabe, d’où l’acharnement de l’Occident à faire réussir l’expérience ?
La Tunisie est devenue actuellement le seul pays où l’on s’attend à la réussite de l’expérience démocratique, pour qu’on puisse parler du succès du Printemps arabe. C’est ce qui explique les actions de plusieurs pays occidentaux vers l’appui de cette expérience. En outre, en Tunisie, il y a plusieurs facteurs objectifs qui permettraient cela. Tout d’abord, la nature même de la société tunisienne, caractérisée par sa tolérance et son refus de l’extrémisme et de la violence.
Historiquement, il n’y a pas eu de faits très sanglants en Tunisie, contrairement à d’autres pays où plusieurs coups d’État militaires et des guerres civiles ont eu lieu. Ensuite, nous avons l’avantage d’avoir une société homogène, en l’absence de conflits confessionnels, ethniques ou tribaux. À cela, il faudra ajouter l’existence d’une élite tunisienne qui s’est inspirée des exemples de la démocratie occidentale. La nation tunisienne est d’ailleurs connue pour être cultivée, ouverte et occidentalisée.
Comment évaluez- vous l’expérience de l’accès des islamistes au pouvoir ?
L’arrivée des islamistes au pouvoir dans la plupart des pays du Printemps arabe n’est pas le fruit du hasard. Je pense qu’il y avait tout un plan mis en place, depuis les années 80 du siècle dernier, de la part des USA essentiellement, afin de soutenir les mouvements islamistes pour arriver au pouvoir, et ce, dans le cadre d’une nouvelle vision de la situation dans les pays musulmans. L’Occident voulait remplacer les régimes en place, lesquels ont atteint un degré d’usure politique, ne leur permettant plus de servir le projet sioniste et les intérêts occidentaux dans la région. Il a donc misé sur le renforcement du sentiment religieux au sein des populations de la région et la capacité de mobilisation populaire des partis islamistes. Obama n’a-t-il pas déclaré que les États-Unis ont dépensé environ 25 milliards de dollars pour aider les Frères musulmans et les salafistes en Égypte avant et après les élections ?
Toutefois, la réalité a prouvé que les islamistes n’étaient pas prêts à prendre le pouvoir, pour plusieurs raisons. En effet, ils manquent d’expérience dans la gestion des affaires publiques. Leur activisme intensif au sein de la société civile n’était pas suffisant pour conduire un État qui nécessite d’autres capacités. Or, eux sont restés dans cette vision unilatérale de la société, basée sur leur idéologie et qui ne croit pas au principe de l’État nation et de la citoyenneté. D’où ce que nous avons vu en Égypte, avec la mainmise complète des Frères musulmans sur les rouages de l’Etat, après leur accès au pouvoir. Ils ont transformé les revendications des révolutions arabes en une bataille sur le modèle de société, ce qui explique leur échec à répondre aux objectifs de la révolution sur le plan politique, économique et social.
Comment expliquez-vous que dans tous les pays où il y a eu des révolutions, la jeunesse a été marginalisée, alors que c’est elle qui en était le moteur ?
En Tunisie, bien que les jeunes représentent plus de la moitié de la société tunisienne, ils sont loin du pouvoir de décision et de la gestion de l’État. Et cela est vérifiable dans tous les pays du Printemps arabe. On peut expliquer cette situation par la culture et la structure sociale existants dans les sociétés arabes, lesquelles marginalisent les jeunes, en privilégiant le pouvoir des aînées. À cela, il faudra ajouter que la plupart des leaders politiques dans ces pays ne sont plus jeunes et tirent leur légitimité de leur combat politique. Donc, le renversement des régimes en place, après les révolutions, était une occasion en or pour accéder au pouvoir, en éloignant les jeunes qui pouvaient avoir des visions différentes.
Le retour des partisans des anciens régimes sur la scène politique, en vue de reconquérir le pouvoir, signifie-t-il qu’il n’y pas eu finalement de révolutions, mais de simples changements de régimes ayant abouti à des situations explosives ?
Ce retour pourrait être inscrit dans ce qu’on appelle le réalisme politique, après les révolutions, vu la difficulté à concrétiser les objectifs de la révolution, de la part des nouveaux régimes, ce qui amené des grands pans de la population à s’insurger contre les partis islamistes. Résultat : une rupture a été créée entre le peuple et le pouvoir. Par ailleurs, il s’est avéré difficile d’écarter complètement les partisans des anciens régimes de la scène politique. Nous l‘avons vu en Tunisie avec la loi sur l’immunisation de la révolution qui n’est pas passée. Le réalisme politique a exigé des partis islamistes de faire des alliances avec ceux des anciens régimes pour rester au pouvoir.
Quel rôle pour les monarchies du Golfe dans l’échec du Printemps arabe dans plusieurs pays ?
Il faut préciser là une question importante : chaque pays se comporte selon ses propres intérêts nationaux. On ne peut pas reprocher à n’importe quel État de chercher à les protéger, indépendamment des moyens qu’il va utiliser dans ce sens. Le problème à mon avis se situe dans l’attitude des pays manipulés face aux tentatives de leur déstabilisation. L’action des pays du Golfe s’inscrit dans cette perspective, en cherchant à faire échouer les révolutions arabes, à travers plusieurs moyens dont le soutien à des forces susceptibles d’entraver l’évolution des populations du Printemps arabe vers la démocratie ou en alimentant les conflits, dans ces pays, sur une base confessionnelle et ethnique. Cela doit nous pousser à mieux réaliser ces dangers et à savoir s’y protéger. Or, le pouvoir en place en Tunisie, n’a pas encore clarifié sa position par rapport à ces tentatives et par rapport aux intérêts nationaux à protéger.
Quelle position aujourd’hui pour les USA et l’Occident en général par Rapport aux islamistes ?
L’Occident a révisé sa politique envers les islamistes. En témoigne ce qui s’est passé en Égypte et au Qatar. En effet, les partis islamistes ont failli à l’une de leurs missions essentielles qui est l’encadrement des mouvances radicales et leur détournement des attaques envers les intérêts américains et occidentaux, en plus d’attirer l’attention des peuples des pays du Printemps arabe du conflit israélo-palestinien. Les attaques contre l’ambassade américaine à Tunis et le meurtre du consul américain à Benghazi ont prouvé aux Américains que les islamistes malgré tout le soutien occidental dont ils ont bénéficié, continuent à les considérer comme l’ennemi à abattre. Par ailleurs, la montée du terrorisme dans la région, sous le règne de régimes islamistes, a poussé l’Occident à revoir ses positions.
Comment pourrait évoluer selon vous l’expérience du Printemps arabe ?
Un des scénarii possibles est celui présenté depuis 2003 par les Américains, à savoir le Nouveau Moyen-Orient. Le projet consiste à casser les équilibres en place dans la région, à diffuser le chaos et à créer une nouvelle réalité dans des pays arabes qui seront divisés et faibles, ce qui faciliterait l’application de l’agenda américano-israélien. Cela explique en quelque sorte ce qui se passe aujourd’hui dans une bonne partie des pays du Printemps arabe, avec l’affaiblissement des États et leur effritement.
Entretien conduit par Hanène Zbiss