Les chercheuses ont été récompensées pour la mise au point du système universel d’édition du génome Crispr-Cas9.
Depuis quatre ans, on leur promettait le Nobel de médecine. La vénérable académie suédoise a fini par entendre les arguments… C’est dans la catégorie « chimie » qu’elle a attribué son prix, mercredi 7 octobre, à la Française Emmanuelle Charpentier et à l’Américaine Jennifer Doudna, pour leur découverte d’un outil moléculaire qui permet « de réécrire le code de la vie ».
Après les prix accordés en 2009 à l’Australienne Elizabeth Blackburn et l’Américaine Carol Greider, c’est la deuxième fois, seulement, depuis la création de la récompense, en 1901, que deux femmes sont simultanément honorées dans une même discipline, et la première fois qu’un Nobel scientifique est remis à un duo 100 % féminin. Emmanuelle Charpentier et Jennifer Doudna deviennent les sixième et septième femmes à remporter un Nobel de chimie depuis 1901.
Par ailleurs, c’est aussi la quatrième fois seulement qu’un prix scientifique est 100 % féminin, après la Franco-Polonaise Marie Curie et la Britannique Dorothy Crowfoot Hodgkin, qui ont obtenu le prix de chimie seules respectivement en 1911 et en 1964, et l’Américaine Barbara McClintock pour la médecine en 1983.
« Les femmes scientifiques peuvent aussi avoir un impact pour la recherche qu’elles mènent », a réagi Emmanuelle Charpentier peu après la remise du prix, espérant adresser un « message très fort » aux jeunes filles pour des carrières scientifiques.
*Le « couteau suisse de l’édition du génome »
Personne ne trouvera à redire à cette reconnaissance. La mise au point, en 2012, de ce que l’on a coutume de nommer « le couteau suisse de l’édition du génome », a sans aucun doute marqué une véritable révolution : en recherche médicale et en biochimie, mais bien au-delà. Avec Crispr, la balbutiante ingénierie du génome a été mise à la portée de tous les laboratoires. Des chercheurs en biologie fondamentale aux inventeurs des végétaux ou des animaux de demain, des médecins en quête de solution pour vaincre le paludisme ou faciliter les transplantations d’organes, à ceux qui traquent les maladies génétiques, tous ne jurent désormais que par Crispr-Cas9.
Le terrain foulé par les lauréates n’était certes pas vierge. Au milieu des années 1960, des scientifiques avaient découvert que certaines enzymes (dites « de restriction ») pouvaient couper l’ADN de certaines cellules à certains endroits… Mais l’affaire restait assez hasardeuse.
Au début du XXIe siècle, un premier bond a été entrepris : les « nucléases à doigt de zinc » et les « TALENs » ont permis de couper le génome à peu près là où on le souhaitait. Mais au prix d’une mise au point particulièrement lourde : chaque gène visé imposait en effet la construction d’une protéine spécifique. Crispr-cas9 a permis de passer du sur-mesure au prêt-à-porter sans rien perdre en précision. Simple, rapide, et donc bon marché, le système a conquis toute la sphère scientifique.
Son secret : la fameuse protéine Cas9. Capable de couper presque n’importe quoi n’importe où, elle doit juste être correctement guidée. Pour cela, il suffit de lui adjoindre une information génétique précise : la portion d’ARN correspondant à l’ADN visé. Au lieu de construire une protéine en trois dimensions, on compose une succession de paires de bases, autrement dit un problème à… une dimension. Ce qui prenait un an prend désormais moins d’une semaine et fonctionne chez les bactéries et les plantes, comme chez les souris et les hommes.
*Une longue chaîne de chercheurs
Si, comme le prévoit son règlement, l’Académie a limité son palmarès à deux noms, c’est en réalité une longue chaîne de chercheurs qui a permis cette percée scientifique. Une histoire exemplaire liant la recherche la plus fondamentale et solitaire à la quête de solutions industrielles. L’Espagnol Francis Mojica, de l’université d’Alicante, en Espagne, a sans doute posé la première pierre à l’édifice. Passionné par le génome d’un organisme unicellulaire particulièrement résistant aux hautes concentrations salines dans les marais voisins, il y découvre de curieuses répétitions.
Elargissant sa recherche, il met en évidence la même structure dans une quarantaine de bactéries et archées. Avec un collègue hollandais, il leur donnera un nom : Clustered Regularly Interspaced Short Palindromic Repeats (CRISPR), ce qui pourrait se traduire par « groupement d’éléments palindromiques courts répétés et régulièrement espacés ». En clair, des séquences identiques se répètent régulièrement dans le génome.
Surtout, Mojica retrouve, entre ces séquences, des morceaux de génome… de virus, les pires ennemis des bactéries. Il émet donc l’hypothèse, en février 2005, que les Crispr constitueraient un système immunitaire : lors d’une première attaque, les bactéries survivantes intégreraient dans leur génome un bout de gène caractéristique de leur assaillant, ce qui leur permettraient de se défendre lors d’une attaque ultérieure.
Cette belle intuition, c’est une équipe française, installée à Dangé-Saint-Romain, dans la Vienne, qui va la vérifier expérimentalement. Les chercheurs de Danisco – racheté depuis par le géant de l’agrochimie DuPont – ont une cible : les phages, ces virus qui attaquent les bactéries du yaourt et interrompent le processus de fermentation. Après deux ans de minutieuse recherche, Philippe Horvath, Rodolphe Barrangou et leur collègue canadien Sylvain Moineau, apportent la preuve expérimentale de cette nouvelle immunité.
*Le coup d’envoi d’une course mondiale
Publiée dans Science, la découverte lance le coup d’envoi d’une course mondiale. En Europe comme aux Etats-Unis, de nombreuses équipes s’attachent à détailler la structure et la biochimie du système Crispr-Cas9. Comment il enregistre l’identité des virus assaillants, comment il les intègre dans le génome de la bactérie, puis comment, lors d’attaques ultérieures, il part en chasse, vise, reconnaît et élimine les ennemis.
En juin 2012, les équipes d’Emmanuelle Charpentier – alors en poste à UMEA, en Suède – et Jennifer Doudna, de l’université de Berkeley, en Californie, parviennent à reconstituer l’intégralité du puzzle. Surtout, elles reproduisent le système in vitro, hors, donc, de sa bactérie initiale. Crispr peut désormais être programmé afin de viser n’importe quel gène, retrancher une séquence d’ADN, mais aussi la remplacer par une autre.
La porte est ouverte. La planète scientifique s’engouffre sur ces terres nouvelles et court après les applications. Cette fois, c’est sur la côte Est, à Boston, que l’Américain Feng Zhang (Broad Institute) réussit une nouvelle prouesse : il parvient, grâce à Crispr, à modifier le génome de cellules animales et humaines – des cellules dites « eucaryotes », c’est-à-dire possédant un noyau. Tout le vivant s’ouvre à présent aux lames des nouveaux « ciseaux moléculaires ».
Les uns en perfectionnent la précision, les autres en étendent les applications, d’autres encore, en mettent en évidence les limites. Des querelles sur les brevets sont toujours pendantes, opposant notamment l’université de Jennifer Doudna, à Berkeley, au Broad Institute, qui pour l’heure semble en passe de l’emporter aux Etats-Unis. Son directeur Eric Lander, qui en 2015 avait été critiqué pour n’avoir laissé qu’un strapontin aux deux femmes dans un long récit sur la découverte, leur a adressé mercredi ses félicitations sur twitter.
*Controverses
Cette jeune technologie, en démultipliant les applications, est aussi une source infinie de controverses : Crispr-Cas9 et ses dérivés s’illustrent dans l’amélioration des plantes et des lignées animales, avec à la clé de nouveaux débats sur la définition réglementaire des OGM et leurs modalités d’autorisation de mise sur le marché, ou sur la possibilité de conduire des populations entières (moustiques, rongeurs…) à l’extinction.
Surtout, Crispr-Cas9 fait sortir du domaine de la science fiction la quête du bébé parfait – un pas en ce sens ayant été franchi avec fracas par le Chinois He Jiankui, qui a annoncé en novembre 2018 avoir créé les premiers « bébés génétiquement modifiés » au prétexte de les protéger contre une éventuelle infection par le VIH. La quasi totalité de la communauté scientifique – les deux lauréates comprises – a dénoncé cette expérimentation sauvage. Un « cauchemar » dont Jennifer Doudna craignait qu’il ne se réalise. Elle-même ne rejette pas le principe de certaines interventions ciblés sur l’embryon ou les cellules sexuelles, mais juge que la technologie n’est pas mûre.
L’Organisation mondiale de la santé (OMS) doit se prononcer sur les dimensions techniques, mais aussi éthiques, d’interventions touchant non seulement un individu, mais aussi sa descendance, dans un rapport attendu avant la fin de l’année. Pour le pire ou le meilleur, une révolution est en marche. C’est aussi cela que le Nobel de chimie a reconnu.
(Le Monde)