Ce matin le boutiquier, fort prisé, du quartier marche avec peine en raison de son dos voûté. Fidélisés par son bon accueil, la juste pesée, les prix corrects et les produits frais, ses clients viennent acquérir bsissa faite maison, pain tabouna, gouta, œufs de ferme dits “arbi”, gingembre, curcuma, noix de muscade, graines de lin, miel “chifa”, herbes médicinales, pollen et de choix réservé aux reines des abeilles et bien d’autres articles appréciés des connaisseurs et des fins gourmets. D’après ce marchand des bienfaits alimentaires ou thérapeutiques de ces productions terrestres seraient de nature céleste.
Il s’agit, pour lui, de produits bénis. Du matin au soir l’émission de la psalmodie coranique sature l’atmosphère et apaise les nerfs. Pour ce pratiquant régulier, vendredi figure parmi ses jours fériés car “dimanche appartient aux chrétiens”. La prière hebdomadaire et communielle fournit à l’imam prédicateur l’occasion de répondre aux préoccupations des fidèles et d’animer les cercles où ce tribun prône le bien. Mon interlocuteur n’explicite aucune allusion à l’éventuelle collusion de ces prêches avec le schisme dénommé djihadisme. Tout au long de la semaine ce marchand répercute à certains clients l’écho des sermons écoutés avec passion.
Il baigne dans l’ambiance de sa croyance et à la différence des “multitudes égarées” il n’accorde aucune attention aux idoles de football. Une telle implication ou aliénation me rappelle ce mot de la Bruyère dit à propos de “l’oiseleur”. Sans cesse, il pense à ses volatiles et “il rêve, la nuit, qu’il pond ou qu’il couve”. L’humour n’est pas anglais, mais revenons au profane et au sacré. Que serait la Tunisie sans, d’une part les habitués aux bars et de l’autre les dévoués aux mosquées ?
Mais combien fréquentent ces deux mondes jugés incompatibles ? La pratique diffère des grands principes éthiques, religieux et politiques.
Pour maquiller le pont jeté entre l’être et le devoir être les tenants du sens commun énoncèrent une prescription d’allure machiavélique : « Ati el fardh ou onqob el ardh” (accomplis l’obligation et outrepasse la codification). Du côté de Marcel Mauss rien de nouveau puisque « les tabous sont faits pour être violés ».
L’ecclésiaste adopte la même idée avec son fameux « faites ce que je dis, ne faites pas ce que je fais ». Entre le bar et la mosquée, le profane et le sacré, la vie réelle édifie une passerelle car, à l’échelle des conduites non dites, ni écrites, les paradis artificiels rivalisent avec les promesses du ciel.
La psalmodie coranique envoûte l’esprit mais les breuvages éthiliques charment aussi les âmes éprises du vertige infini.
Par l’observation des petits riens quotidiens chacun perçoit cela. Il est donc trop tard pour jouer aux grands théoriciens et censés-savoir. Presque chaque jour, à l’occasion d’un achat ou pas, je passe dire bonjour au boutiquier installé à deux pas de chez moi et le hasard de l’actualité sans cesse renouvelée inspire le débat. Cette fois le bavardage familier ne pouvait guère éluder le dos courbé.
Au moment où le marchand esquisse un geste brusque pour ne pas laisser chuter le paquet rempli d’une épice, l’expression du visage crispé trahit la sensation d’un vrai supplice et j’interviens aussitôt :
« Mais qu’est-il arrivé à ton dos ce matin ? »
« Ce n’est rien. Ça passera. Dieu nous met à l’épreuve d’abord pour voir si nous acceptons sa volonté. Ensuite il nous teste pour savoir si nous le remercions quand il nous donne la guérison. Le créateur veut que ses créatures implorent sa miséricorde et lui adressent des louanges pour ses bienfaits. Il a créé les hommes pour cela ».
Une fois ce point de vue parvenu à son terme et sans le remettre en question je prodigue mes recommandations terre-à-terre et dénuées de référence à la divinité : garder le dos bien droit en position assise, préférer la chaîse au fauteuil, le matin, au lever du lit, poser les deux mains sur les genoux et prendre appui sur eux sans trop solliciter la colonne vertébrale, esquisser des exercices appropriés afin de renforcer la gaine abdominale de sorte que cette musculation soutienne les vertèbres coccygiennes et substituer une hygiène de vie aux analgésiques, le plus souvent bourrés de produits chimiques. L’ami clôture mon récit par ce dit : « La douleur et la guérison adviennent par la main divine ». Sans lui en faire part, sa conclusion renvoie ma réflexion à la métaphore populaire. Une fois les conseils du père assainés au fils, le gamin lui dit : « j’ai compté vingt fourmis sorties de ce trou. Pauvres donneurs de leçons inacceptables pour le marchand ou l’enfant. Autant donner un coup d’épée dans l’eau ».
Cependant, un client jamais vu auparavant, peut-être venu là pour la première fois, regarde le pollen, paraît ne prêter aucune attention à la discussion puis, soudain, entre dans la danse et adresse une opposition frontale au marchand très croyant. « Arrête ces histoires à dormir debout. Pourquoi mêler Dieu à tout. Mets-toi plutôt entre les mains d’un médecin ». Avec ses cheveux noués en queue de cheval, un profil athlétique, une boucle à l’oreille gauche et les bras nus, l’homme achève sa critique au moment où il franchit le seuil de la boutique. L’air dégoûté, le marchand ne le regarde même pas et murmure tout bas : « Il n’a pas honte. Quel mauvais genre ! Lui et ses pareils singent l’Occident. La dine, la milla (Ni religion, ni attache aux origines). Ces gens-là ont détruit le pays ».
A l’échelle de la société globale, une confrontation de ces deux positions, l’une séculière et l’autre théologale peuvent conduire les clans peu subtils aux affres de l’imbécile guerre civile. Au temps où sévissaient les inquisiteurs à bâton, la Tunisie a frôlé sa mise à feu et à sang. Hétérogènes et désunies, deux visions du monde évoquent la tolérance réciproque mais recherchent l’hégémonie. Antagoniques par définition, ces grilles de lecture donnent à voir une signification différente à l’économie, à la santé ou à la nudité. Quand vient la chaleur de l’été sur la plage, le monokini exhibe la splendeur ou bien attire la rage et la fureur.
A chacun sa religion, « lakom dinoukom wa lya din ».