La lourdeur historique que représente l’endroit Karaka, la forteresse, à la Goulette a empreint fortement le rendement des acteurs sur scène dans la mesure où ils bénéficient d’un espace situé en plein air mais en même temps qui met l’accent sur la proximité avec le public dans cette 48eme édition de ce festival méditerranéen.
Cette édition s’est achevée le 31 août. Cette amplitude dans la performance artistique a été bel et bien présente dans le spectacle « Quatrième pouvoir » du réalisateur Abdelkader Ben Said et de l’excellent acteur Khaled Houissa. Ainsi, le 30 août 2023, le peu de public présent, aux alentours de 70 personnes ont pu profiter et regarder de près, avec une aisance d’esprit et de lucidité la profondeur et la richesse du talent du comédien Khaled Houissa. Celui-ci avait incarné le personnage principal de la pièce à savoir le journaliste Ali Chamkhi dans ses différentes phases de vie. L’acteur a surtout excellé dans la personnification de la vieillesse, de la lassitude de la vie active et la déperdition de l’énergie d’un professionnel du journalisme face à un monde des médias de plus en plus changeant à une vitesse effrénée et agressive.
©Slim Boudali
Compréhension très fine du monde du journalisme
Ce qui est étonnant, c’est qu’il y a un travail de longue haleine de recherche fait par l’acteur et le metteur en scène et une forte compréhension du métier du journalisme. Ce domaine subit, comme représenté dans l’œuvre, multiples pressions de la part des annonceurs mais aussi de la part des instances des pouvoirs politiques. Aussi, la pièce traite du fait : comment un journaliste délaisse progressivement ses rêves, ses sujets de jeunesse et ses ambitions démesurées : celle de se faire un nom dans la société par ses écrits par exemple et d’avoir une aura publique. La pièce montre qu’il découvre vers la fin de sa vie et de son parcours, que ce ne sont que des illusions, des chimères et des idéologies arides qui ne résistent pas aux réalités ingrates du métier. Ces réels du journalisme que traite ce monodrame sont principalement liés à la nature de cette industrie de contenu où il y a d’un côté les intérêts du propriétaire du support et les équilibres qu’il doit trouver au fil de la vie de l’entreprise ; de l’autre côté, les prudences multiples des secrétaires de rédaction et des rédacteurs en chef pour ne pas être engouffrés dans des problèmes interminables ; et au final les stratégies des acteurs économiques et politiques qui financent le journal et cherchant la visibilité et la mise en valeur de leurs actions.
La pièce de théâtre, qui est à l’origine un texte du journaliste Néji Zairi, dissèque donc un univers de la presse écrite très précaire pour la majorité qui y travaillent. Un monde caractérisé, selon les auteurs du monodrame, par le clientélisme, par la superficialité, par l’opportunisme à tout va où les journalistes faibles, qui ne peuvent pas s’adapter, périssent comme un château de carte au milieu des femmes et des hommes puissants. Du point de vue de la temporalité, ce monodrame, va du milieu des années 80 jusqu’à 2011. La scène la plus emblématique de cette œuvre d’art est quand l’acteur s’habille de plusieurs vestes et de nombreuses cravates en même temps pour s’adapter à un contexte postrévolutionnaire fluctuant et incertain. En ce sens, pour lui le temps présent est devenu plus difficile que le temps passé où il y n’avait qu’une seule couleur dominante, un seul chemin prépondérant, une seule version discursive, une seule veste et une seule cravate. Bref, le journaliste savait plus ou moins quoi dire et comment le dire en période de régime autoritaire. Il ne trouve plus désormais ses repères à l’heure de la transition dite démocratique.
Le clair et l’obscur de ce monodrame
La scénographie de la pièce est très bien synchronisée. On constate la présence d’un miroir qui signifie plus le passage du temps et son empreinte sur le corps du personnage héros de ce récit théâtral : Ali Chamkhi. On remarque aussi, une chaise de salon élégante et antique, une lampe, un portemanteau. Le décor est donc minimaliste. Du point de vue de la sonorité de la pièce, la musique servie au public est un air d’ambiance dramatique. Pendant quelques moments du spectacle et en arrêtant de réfléchir un peu à la situation du personnage principal, le public s’est régalé à l’écoute d’un morceau de Jacques Brel ou encore celui de la diva Dalida à savoir Hilwa Ya Baldi.
Le fait de concevoir la dramaturgie de la pièce sous la forme d’un monodrame lui a porté en réalité préjudice. En effet, cela aurait été plus judicieux que les spectateurs voient par exemple le personnage de Oumniét pour apercevoir un certain jeu d’acteurs et une véridique interaction entre des protagonistes sur scène. Aussi, les personnages de l’éditeur, du rédacteur en chef, du ministre, entre autres, auraient pu être joués par d’autres acteurs pour donner plus de théâtralité à la pièce. Nous disons cela car le texte de cette œuvre est très solide et qu’il y a un fort travail sur la répétition sur lequel le réalisateur Abdelkader Ben Said a bien veillé. Sous cet angle, il est saillant qu’il n’y avait pas de place à l’improvisation et qu’il y a abondamment de rigueur dans le livrable artistique de la part de l’acteur Khaled Houissa. Celui-ci, depuis une dizaine d’années et même plus, est en quête de reconnaissance de la diversité de sa palette artistique de comédien. De notre avis, cela ne va pas tarder à arriver si ce comédien continue sur cette lancée créatrice et en se dotant de plus de collaborations fructueuses.
Dernière chose, le fait de lier la pièce à une temporalité bien précise jusqu’à 2011 a réduit son symbolisme, son universalité et sa force de proposition esthétique, synthétique et totalisante.
Mohamed Ali Elhaou