Les colons français appelaient cette période de l’année le « ramdam » que l’on pourrait traduire par vacarme, boucan ou tapage nocturne, avec ses longues veillées en famille, entre amis ou au café du coin. Une période très agitée en somme, mais qui restait sympathique…
Ce n’est, hélas, plus du tout le cas de nos jours avec la circulation insupportable, la chaleur étouffante et l’éternelle cohue chez tous les commerçants et en particulier dans les grandes surfaces, à croire qu’une guerre est en vue. Des tonnes de pâtes, de riz, de couscous, de concentré de tomate et autres boites de thon s’entassent ainsi dans les chariots pour assouvir les désirs de ce mois, qui est paradoxalement celui de l’apprentissage de la privation !
Et après avoir bien rempli les caddies, on ira au marché pour acheter les fruits et légumes, de la viande et du poisson frais (je sais, ça n’existe pas, mais on peut rêver…). Puis vient le soir, quelques minutes avant l’appel à la prière et là on assiste à une cohue indescriptible devant les boulangeries pour acheter du pain chaud, juste à temps pour que tout soit prêt à table…
Un caddie d’un million et demi
Car malgré la crise, un sondage récent révèle que 67% de nos chers concitoyens ne comptent pas réduire leurs dépenses pour ce mois de Ramadan. Et selon l’I.N.S. (Institut National des Statistiques), la consommation de certaines matières devient énorme durant cette période de l’année. Les aliments à base de farine atteignent 150% et le thon plus de 250%, malgré des prix prohibitifs : plus de quatre Dinars la boite de 180 grammes !
La consommation de la viande de mouton augmente de 55%, ça monte à 50% pour les viandes bovines et 40% pour les volailles, alors que le nombre d’œufs passe à 100% ! Les chiffres montent en flèche également pour les yaourts, le lait et les fromages à hauteur de 70%…
Dans une grande surface, nous sommes étonnés par le taux de remplissage d’un caddie qui nous devance. Nous demandons au caissier le coût de cette montagne de victuailles entassée dans ce chariot et à notre grande surprise, il nous annonce le chiffre d’un million et demi de nos Millimes pour une famille de quatre personnes !
Qui dit hausse de la consommation, dit augmentation des prix, qui se promettent de valser à la grande joie des fraudeurs, des arnaqueurs et autres escrocs professionnels… Bien sûr, il y a des promesses fermes pour que les commerçants soient contrôlés avec cinq cent équipes qui vont réprimer les excès. Mais franchement, qui croit encore ces belles promesses ?
Et arrive l’heure de la rupture du jeûne, l’heure de la délivrance, de la grande bouffe, comme dirait Michel Piccoli… Vous allez enfin profiter du poids si lourd de votre couffin et du mauvais état de votre portefeuille durant le mois de Ramadan. Mais, avez-vous jamais songé à l’état de votre estomac ? C’est un tableau que n’auraient pas renié Pantagruel ou Gargantua.
Cela commence avec un verre d’eau, histoire de préparer le terrain. Pour certains, ce sera une datte, symbole de frugalité. Une austérité de courte durée, puisque s’annonce une « chorba » bien chaude où baignent de petits bouts de viande. Suivent deux salades en moyenne, l’une crue et l’autre Méchouia. Sans trêve, on enfile les « briks », un Tajine ou des pâtes baignant dans sa sauce piquante, le tout arrosé d’une boisson gazeuse ou de ces jus chimiques qu’on se demande avec quels produits de base ils sont fabriqués. Pour entamer la digestion, un petit verre de thé plus ou moins sucré.
33 kg de sucre !
Après cette grande bouffe, le tunisien va passer la soirée à grignoter des pâtisseries, puis on goûte aux « Zlabias », on enchaîne avec un bol de« bouza » et encore une fois du thé où baignent quelques pignons, pour digérer cette deuxième salve de nourritures terrestres. Aux sucs gastriques de se débrouiller pour résoudre cette équation gargantuesque à plusieurs inconnus.
Un chiffre effrayant a été rendu public récemment : les Tunisiens consomment environ 33 kg de sucre par an et par personne, alors que la moyenne mondiale n’est que de 23 kg ! Et c’est pendant le mois de Ramadan qu’on en consomme la plus grande quantité. D’où le surpoids et le diabète chez nos hommes, nos femmes et même nos enfants !
Et pour convaincre les plus incrédules, jetez un coup d’œil sur la taille des poubelles ces jours-ci : elles doublent, voire triplent de volume ! Rappelons que les besoins quotidiens d’un adulte pratiquant une activité normale sont de trois mille calories. Or chaque soir durant ce mois, nous ingurgitons dix fois plus de calories…
Et puis, il y a la télé pour les femmes, le café et les jeux de carte pour les hommes. Et ça regarde des séries télé qui ne font pas rire et des feuilletons qui font pleurer, en subissant des centaines de spots publicitaires idiots qui poussent à la consommation, encore et toujours…
Les petites gens
À côté de cette profusion, de cette opulence même, il y a des gens, de vrais gens, hommes et femmes, dont on ne parle jamais, ou si peu. De petites gens qui passent comme des ombres dans la rue, qui ne pénètrent jamais dans les supermarchés, parce qu’ils n’ont pas les moyens, parce que la vie n’a pas été juste avec eux…
Ils ne cherchent pas la qualité des produits. Tout juste parviennent-ils à se nourrir, à s’habiller, à survivre. C’est le cas d’un vieux retraité que nous rencontrons au marché d’El Hafsia. Avec sa pension, cet ancien petit fonctionnaire n’achète que le minimum vital pour lui et pour sa vieille femme fatiguée par la vie et les veilles soucieuses. Il se confie avec une certaine gêne : « les prix augmentent trop et moi je n’ai que ma pension de retraite qui n’augmente pas ou si peu. J’ai peur de me retrouver à la rue, de finir en clochard ou en mendiant. »
Au marché de Bab El Falla, c’est une veuve sans enfants qui nous interpelle. « Moi, dit-elle, je fais des ménages dans trois maisons différentes pour survivre, mais ma santé décline et bientôt je ne sais pas ce qui adviendra de moi… Depuis le début du mois de Ramadan, je n’ai acheté qu’une seule fois de la viande et ce n’était pas du mouton ou du veau, juste du poulet. La vie est une chienne ! »
Pendant ce temps-là, les klaxons s’acharnaient sur les pauvres oreilles des passants, les marchands ambulants accaparaient les trottoirs, le soleil faisait suer les corps et troublait les esprits, la soif et la faim commençaient à provoquer de sérieux dommages… Un bonheur total !
Yasser Maârouf