Au moment où la situation apocalyptique à Gaza et même dans les territoires occupés préoccupe au plus haut point l’opinion tunisienne, mobilisée depuis le 7 octobre dernier aux côtés des Palestiniens, l’actualité nationale s’invite pour réveiller certains démons et nous rappeler le mauvais goût de crises politiques antérieures, des crises aussi futiles que nuisibles.
L’évasion des cinq plus dangereux terroristes, impliqués dans diverses affaires et notamment celles des assassinats politiques de Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi, de la prison ultrasécurisée d’Al Mornaguia, nous a replongés dans l’atmosphère angoissante de la décennie noire d’après 2011, après que le calme était revenu au cours des deux dernières années.
Il est incontestable que le pays a retrouvé un semblant de sérénité depuis que les dirigeants islamistes ont été écartés du cercle du pouvoir, et encore plus de calme après leur éloignement de la vie publique. Calme ne signifie pas forcément approbation. Il y en a qui blâmeront le président Kaïs Saïed d’avoir accaparé tous les pouvoirs, l’accusant d’éliminer ses adversaires politiques, d’autres, même s’ils déplorent comme les premiers l’absence de révélations officielles sur les affaires judiciaires les impliquant, le féliciteront pour son audace et son courage d’avoir mis un coup d’arrêt à une transition islamiste à la dérive sous la coupe de Rached Ghannouchi.
La fuite, ou plutôt l’exfiltration des terroristes les plus célèbres qu’ait connus la Tunisie, a donc réveillé les démons et la peur des Tunisiens de revivre la terreur des attentats et la facture salée de leur impact sur l’économie tunisienne, notamment sur le tourisme et les secteurs affiliés. Cette crainte est restée si vive au sein de la population que le plus dangereux d’entre eux, Ahmed Malki, alias Al-Soumali, a été épinglé, quatre jours plus tard, dans un quartier populaire où il s’était mêlé aux habitants sans se cacher. Les quatre autres, Ameur Balâazi, Raed Touati, Ala Ghazouani et Nader Ghanmi, restés introuvables pour un moment, ont été également arrêtés grâce à la mobilisation sécuritaire générale et inédite sur l’ensemble du territoire national et les recherches avec tous les moyens logistiques terrestres, aériens et technologiques nécessaires.
Deux faits avaient toutefois amplifié les craintes des citoyens. D’abord l’absence de communication officielle, comme c’est devenu le cas à chaque fois, a laissé libre cours aux rumeurs et à la polémique, d’autant que le supposé scénario de l’évasion proposé par ses instigateurs dans une vidéo postée sur les réseaux sociaux n’a convaincu personne. Ensuite, et c’était le principal souci, savoir si une partie étrangère était impliquée dans l’exfiltration ainsi que des agents pénitentiaires. Ce sont ces deux informations qui devaient permettre de fixer le degré de gravité de l’opération et des suites à donner à cette affaire, notamment de lier ou non cette évasion aux procès qui devraient se tenir dans un futur proche autour de plusieurs affaires liées au terrorisme et à des scandales politico-financiers. Aussi, il était évident que tant que les terroristes évadés couraient dans la nature, les Tunisiens ne pouvaient connaître de répit et devaient redoubler de vigilance pour scruter le moindre signe ou personnages suspects et en informer les services sécuritaires concernés. Le front intérieur s’est, à l’occasion, montré solide, l’arrestation d’Al-Soumali en étant l’illustration parfaite.
L’autre sujet de préoccupation qui a non seulement sorti le parlement de sa torpeur mais qui a fait qu’il retrouve l’ambiance de la foire d’empoigne, comme au bon vieux temps, est d’ordre national tout en étant étroitement lié à ce qui se passe en Palestine.
Sous l’effet de l’émotion suscitée par la sale guerre menée par l’armée sioniste à Gaza et les violences commises par des colons israéliens sur les Palestiniens des territoires occupés, les Tunisiens ont oublié, pour un temps, leurs tracas quotidiens pour se soucier de la criminalisation de la normalisation des relations avec l’entité sioniste. Un sujet de débat qui s’est révélé être très houleux à l’Assemblée des Représentants du Peuple qui n’a pas manqué de déborder et de manière inattendue.
Certains députés provocateurs sont allés jusqu’à accuser le président du parlement, Brahim Bouderbala, d’être favorable à la normalisation, après que celui-ci eut décidé du report de la première séance plénière consacrée à la discussion du projet de loi relatif à la criminalisation de la normalisation proposé par des élus. D’autres ont, à leur tour, menacé de procéder à un passage en force pour faire voter le texte au cas où l’Exécutif tenterait de bloquer l’opération. Une surenchère qui n’est pas tombée dans l’oreille d’un sourd puisque Kaïs Saïed a fait une sortie médiatique pour expliquer que la normalisation, à laquelle il ne croit pas personnellement, est une haute trahison telle qu’indiquée dans la Constitution de 2022 et dans le code pénal dans son article 60, ainsi que dans d’autres lois qui pénalisent la haute trahison. Faisant allusion à ce qui se passe à Gaza, Saïed prendra de court les « surenchéristes » en affirmant : « Nous sommes en guerre de libération et non en guerre de criminalisation ». Autrement dit, l’application de la législation tunisienne existante suffit pour pénaliser la haute trahison, qu’elle soit avec l’entité sioniste ou avec toute autre entité étrangère.
Aux dernières nouvelles, les députés comptaient toujours discuter leur projet de loi « amélioré », malgré le silence du ministère des Affaires étrangères qui avait été convié au parlement pour examiner avec les députés le texte proposé. (Une réunion du Bureau de l’ARP devait se tenir courant cette semaine pour décider de la date d’une nouvelle plénière à cet effet).
Il reste que pour une première initiative à l’actif du premier parlement du processus du 25 juillet, c’est un vrai flop et pour deux raisons. La première est le sujet en question qui, s’il venait à être finalisé et adopté, aurait des répercussions graves sur les relations de la Tunisie avec tous ses partenaires occidentaux, les Etats-Unis en tête. Certes, les relations ne sont pas vraiment au beau fixe mais elles peuvent empirer. La seconde est l’amateurisme avec lequel le projet de loi a été appréhendé par des élus certes, mais novices. Beaucoup n’ont pas les compétences juridiques et politiques pour examiner des projets de loi aussi importants et stratégiques qui engagent l’avenir de la Tunisie.
Indépendamment de cela, on ne peut pas ne pas relever la violation du règlement intérieur du parlement et de l’ingérence flagrante du pouvoir exécutif dans les affaires de celui législatif.
Disons que c’est pour la bonne cause !
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