La littérature parle de tous les temps, universellement. Elle témoigne sans théoriser et convainc sans militer, exprime les dilemmes de l’humaine condition. Sa grande richesse est en effet de fournir un socle, la conviction que l’on est situé dans un ensemble où une foule de créateurs littéraires continue de nous parler, pour autant qu’on veuille les écouter. Ces écrivains sont contemporains de toutes les générations, parce qu’ils illustrent des émotions, attitudes, comportements et réflexions qui se retrouvent, à l’identique, au fil des années et demeurent donc éternellement actuels. L’âpre beauté de mots renvoyant à un monde où hommes et dieux s’entremêlent n’en continue pas moins d’envoûter notre époque. C’est dans ce contexte, précisément, que Mahmoud Messadi signe dans son œuvre majeure «Le barrage» (Assod) une «partition» (son style est musical) d’une profondeur tragique dont la leçon dit plus que les affres des espoirs perdus ! Là, les réflexions existentialistes de l’auteur s’interrompent. Ce n’est plus la vie humaine qui se projette sur le barrage inachevé. C’est la vie du peuple tunisien qui a raté sa «révolution» et a cessé d’être lui-même, de croire être lui-même. Dans un dialogue nourri entre Ghaylane et Maymouna, celle-ci disait : «J’ai vu le barrage. D’abord de loin. Masse de compacte blancheur, il se dressait de toute sa puissance, se profilait droit et ferme… La chute des eaux était celle même du rêve, de l’illusion, ou de l’espoir… Ces eaux, le barrage ne les contenait pas. Le barrage ne retenait rien…» Furieux et horrifié, Ghaylane répliquait : «Et c’est bien le pire qui puisse arriver à un barrage : d’être un barrage et de ne point barrer la route à l’eau» ! Loin de l’avalanche de « briques «, terme par lequel on désignait les clichés propagandistes, les stéréotypes cimentés, scandés par Le troupeau «révolutionnaire» de la vingt-cinquième heure , le barrage de Mahmoud Messadi est bien la «révolution du jasmin», ce rêve brisé ! La révolution commence par «rêve», «l’onirique précède, la logique suit», soulignait l’écrivain français Régis Debray. Quelle idiotie de réduire ce rêve à une destruction vengeresse ! On croirait l’eau bleue, transparente. Ce n’est que l’illusion d’un ciel clair. Il suffit d’une coulée de nuages portée par les fondamentalistes, d’orages descendant d’une crête démagogique de leurs idiots utiles pour que l’image de la «révolution» s’obscurcisse. Que son âme se grise, se creuse. Et qu’elle devienne menaçante. Tout a déraillé, et nous voilà face à une machinerie, au pays de l’échec bête, pesant, obstiné, l’échec bas du front et absurde où les charlatans acharnés de la politique politicienne qui ont mis le feu aux moissons, sont satisfaits de leur ratage, entêtés dans leur nullité. Plus ça rate, plus ils ont l’espoir que cela marche. Le fond de l’air est lourd, étouffant, comme avant les grandes catastrophes ! «L’anarchie spontanée», écrivait l’historien français Hippolyte Taine (1828-1893), alors que le sociologue américain Murray Bookchin (1921-2006) observait que, partout où s’est développée la méfiance à l’égard de l’État civil», le mécontentement s’est trouvé capté par des réactionnaires, des extrémistes et des prédateurs». La provocation, la vulgarité, la bêtise, l’ignorance, la mauvaise foi, les idées générales les plus sottes peuvent donner une classe politique comme celle qui nous gouverne depuis plus d’une décennie. Elles en donnent, de fait, depuis que la politique de prédateurs voraces et immoraux existe. Ce type de gouvernance prospère sur l’idée qu’après tout, le renard est un honorable gardien de poulailler. Reste qu’après le déluge de sornettes déversé par les faux sachants sur ce désastre, inutile de rajouter sa pierre. Mais on ne s’interdira cependant pas de rappeler le beau slogan de notre héros national Hannibal, logé dans la réalité humaine et chevillé à la volonté de tenir bon, et qui a été repris par Napoléon après plus de vingt siècles : «On venait de gagner, c’était sûr. On venait surtout de gagner le droit de se battre encore.»