Le couvre-feu a vidé les larges trottoirs de la ville. L’avenue Habib Bourguiba jalonnée de grands arbres, bâtiments et édifices, est en solitude dans cette nuit froide et mouillée de décembre. Quelques pas plus loin, dans les ruelles exiguës de la Médina, devant les portes en bois cloué, semblent s’animer des tableaux vivants. Comme la plupart des Tunisiens, je suis resté chez moi. Car pour tenter d’oublier cette situation désastreuse qui concentre tous les ingrédients alimentant la révolte, pauvreté chronique d’une grande partie de la population, mépris social, népotisme, prédation et corruption, État inefficace et partial, je n’ai guère l’envie de prêter attention à cette statistique publiée ces derniers jours ! Mais est-ce possible !? «Je n’aime pas jouer la conscience intellectuelle. Je trouve ça indécent”, écrivait Raymond Aron. Les faits sont là. Dans le «tous azimuts», on se voit azimutés. Égarés sans boussole. Que se passe-t-il exactement dans le pays ? Le coronavirus, bien-sûr, mais plusieurs mauvaises choses aussi : le taux de croissance annuel du PIB est moins de six pour cent, le taux de chômage grimpe à dix-huit pour cent, la dette publique au PIB dépasse soixante-douze pour cent… C’est une étape supplémentaire dans cette tyrannie de l’insignifiance que cette classe politique qui nous gouverne inflige au peuple tout entier. Plutôt que d’arracher aux citoyens leur dignité, comme le font les tyrannies, elle les amène à y renoncer. Ce qu’il y a de scandaleux sur notre scène politique ces dernières années, c’est que les incompétents prennent sans effort la place des compétents. Un politicard médiocre, avec de la chance et de l’entregent, obtient souvent une cote plus élevée qu’un politicien de génie. Derrière ces dirigeants dont leur arrivée au pouvoir ne fut qu’un hasard désastreux, se profile une crise profonde de la société tunisienne qui ne cessera pas d’exercer ses effets néfastes lorsqu’ils quitteront le pouvoir. Le peuple tunisien dans son ensemble, conservateurs, modernistes, destouriens, islamistes, gauchistes et nationalistes confondus, espère que le cauchemar de la classe politique actuelle, déconsidérée et qui vit dans les brouillards de l’éphémère, se dissipera très vite. Je n’ai pas l’habitude de m’expliquer sur les étiquettes saugrenues que des abrutis essaient de me coller. C’est vrai que j’aime dénoncer l’inanité du système politique régi par les petits arrangements de «partage du gâteau», parce que je partage avec Ibn Khaldoun, Ibn Abi Dhiaf, Tahar Haddad et Bourguiba une détestation de l’insolence et de la «joie mauvaise» de ces prédateurs qui se réjouissent des difficultés extrêmes de la population. C’est pourquoi je donne toujours raison à Voltaire, citant la cruauté de l’homme au pouvoir et la récurrence du mal. Il en conclut que sous tant d’infortunes, il ne reste qu’à cultiver son jardin. Mon jardin, c’est ma bibliothèque, elle me permet de m’abriter de ce débat politique affaissé entre l’indignation hystérique des uns et l’indifférence à la vérité des autres : les livres, je m’y réfugiais comme un passager clandestin dans une armure. «Il y a un sentiment de sécurité», soulignait Roland Barthes. Ils permettent de s’orienter, ils fournissent un compas. Chacun peut choisir le sien, à condition de se souvenir que le passé éclaire le présent et l’avenir. En cette période de complotisme galopant, un bon livre fait l’effet d’une bonne douche tiède : cela remet les idées en place. J’ai pensé à «La Révolution kidnappée» de Mustapha Kraiem. Persuadé de l’ouvrir pour la première fois, je me rends compte, par une note de l’intérieur de mon exemplaire, que je l’avais déjà lu en 2014 sans que cela ait laissé de souvenir, d’où l’utilité de ces friches de lecture. J’ai opté pour les classiques, leur grande richesse est en effet de fournir un socle, la conviction que l’on est situé dans un ensemble où une foule d’ancêtres continue de nous parler, pour autant qu’on veuille les écouter. Je tombe, par hasard, sur «Le Roi Lear» de Shakespeare, une pièce théâtrale qui suscite des émotions et qui nourrit la réflexion. J’ai constaté que, tel le Roi Lear, la plupart de nos dirigeants politiques sont des narcisses impulsifs qui ne souffrent pas la contradiction. Dans cette célèbre pièce, le souverain, atteint de rage sénile, déshérite sa fille cadette, la seule qui l’aime vraiment. Elle lui refuse le service qu’il attend d’elle : chanter ses louanges avec plus de passion que ses sœurs ne l’ont fait. Dans la réalité de notre pays aujourd’hui, Rached Ghannouchi, président de l’Assemblée des représentants du peuple, a fait pression sur plusieurs députés «modernistes» pour qu’ils lui «rendent service» avec plus d’enthousiasme que ses adeptes ne l’ont fait ! Mais les députés trop «laïcs» n’ont pas eu la force d’âme de Cordélia, la fille incomprise du Roi Lear. Ces députés se sont abaissés à jouer les flagorneurs. Ils ont chanté les louanges de Ghannouchi. Ce qui est merveilleux dans ces classiques, c’est cette capacité, génération après génération, à renouveler les thèmes, autrement dit, à faire du neuf avec du vieux.
22