Le rôle politique et économique central du G7 en Tunisie après la Révolution

Par Ahmed Ben Mustapha*

A l’occasion du neuvième anniversaire du sommet des grands pays industrialisés membres du G7 tenu fin mai 2011 à Deauville sous présidence française, il importe de s’interroger sur le rôle politique et économique majeur assumé par cet ensemble en Tunisie et au plan régional au lendemain de la Révolution tunisienne et des soulèvements arabes.
Il convient également d’évaluer le bilan de cette implication incarnée par le «nouveau partenariat de Deauville» dont l’objectif principal annoncé était de favoriser les conditions propices à la réussite de la transition politique et économique en Tunisie et en Egypte, considérées comme étant les pionnières de la démocratisation du Monde arabe.
Dans une déclaration spécialement dédiée aux «Printemps arabes», le G7 avait proposé un nouveau «partenariat pour la démocratie» présenté comme étant porteur d’une nouvelle vision stratégique des rapports Nord-Sud. Il était en effet censé se distinguer par la valorisation et la prise en compte des aspirations à la démocratie, à la liberté et à la dignité qui sont à la base des soulèvements ayant ébranlé le Monde arabe ainsi que la scène régionale et méditerranéenne.
Ce faisant, le G7 s’engageait implicitement à rompre avec sa politique antérieure de compromission avec des régimes despotiques et à respecter dorénavant  ses engagements non tenus de lier la coopération avec les pays arabes au respect des droits et des libertés fondamentales.

Les dessous du partenariat de Deauville
Officiellement, le G7 s’était engagé à instituer une nouvelle  approche des rapports Nord-Sud adossée à une échelle de valeurs démocratiques désormais partagées, non réduite à une dimension purement commerciale et prenant en compte les aspirations à la liberté et à la dignité nationale exprimées par la vague de soulèvements qui a ébranlé la région arabe et méditerranéenne.
A priori, la déclaration finale du sommet semblait s’inscrire dans cette nouvelle doctrine liée au caractère jugé historique des mutations en cours dans le Monde arabe perçues comme étant comparables à l’émancipation des pays de l’Europe de l’Est après la chute de l’Union soviétique. Et pour crédibiliser son initiative, le G7 avait promis à la Tunisie de lui restituer ses «avoirs volés» placés à l’étranger et de lui octroyer un soutien financier massif à des conditions préférentielles. En échange, la Tunisie s’était engagée à parachever son intégration à l’UE par le biais de l’ALECA tout en continuant à assumer la dette de l’ancien régime.
A ce propos, un programme d’aide ambitieux de l’ordre de 80 milliards de dollars -dont 20 milliards au profit de la Tunisie et l’Egypte- était destiné à traduire dans les faits ce «changement stratégique dans l’approche et l’action de la communauté internationale dans la région». Elle s’engageait aussi à adapter son aide aux besoins spécifiques de chaque pays et «aux priorités définies et approuvées par les gouvernements nationaux».
En outre, le G8 s’était engagé à respecter ses «engagements internationaux concernant la restitution des avoirs volés et    à aider la Tunisie et l’Egypte à recouvrer leurs avoirs par des actions bilatérales appropriées et par la promotion de l’initiative pour la restitution des avoirs volés de la Banque mondiale et des Nations unies…»
Toutefois, la crédibilité de ces engagements -qui en définitive n’ont pas été respectés- a été dès le départ entachée du fait qu’ils étaient conditionnés par la confirmation du «choix de l’économie de marché… et de l’intégration dans l’économie régionale et mondiale grâce au développement du commerce et des investissements étrangers dans la région».
Sur cette base, «l’UE prend des initiatives dans le cadre du partenariat pour la démocratie et d’une prospérité partagée pour développer les échanges commerciaux avec les pays du Sud de la méditerranée, notamment par des accords de libre-échange approfondis et complets et des investissements… »
 Ainsi, cette initiative n’apportait en fait rien de nouveau, se situant dans le prolongement d’un processus historique d’intégration de la Tunisie et de la rive sud dans l’espace économique européen, ainsi que son maintien dans la zone d’influence occidentale par le biais des accords de libre-échange. En fait, il s’agit d’une extension sous des formes rénovées de la même stratégie d’inspiration française mise en œuvre par la communauté économique européenne au lendemain de l’indépendance à l’égard de l’Afrique du Nord.
Il importe de souligner que lors de sa création en 1975 à l’initiative de la France, le G7 qui inclut l’Union européenne en son sein, avait repris à son compte cette doctrine et a œuvré à la promotion du libre-échange intégral et à son extension à toute la planète, notamment après la chute du mur de Berlin. La Tunisie y a adhéré à travers l’Organisation mondiale du commerce ainsi que l’Accord de libre-échange des produits industriels de 1995 conclu avec l’UE qui est le précurseur de l’ALECA.
Au lendemain de la Révolution, le G7, redoutant la remise en cause de cette politique, a œuvré en vue de sa reconduction et son extension afin de préserver ses intérêts en Tunisie et au plan régional sans tenir compte de ses retombées économiques et sociales dramatiques qui ont grandement  contribué à la chute de l’ancien régime.
D’où son implication ouvertement assumée dans la vie politique tunisienne en vue de favoriser l’accès ou le maintien au pouvoir des parties politiques tunisiennes favorables à cette entreprise. A ce propos, il convient de souligner le rôle particulièrement actif de la France sur la scène politique tunisienne depuis 2011, notamment par sa participation à l’élaboration de la stratégie de développement de la Tunisie 2016-2020.

Le bilan du partenariat de Deauville
Il importe de souligner que depuis les indépendances, chaque événement   régional   majeur -à l’instar de la Révolution tunisienne- susceptible de générer de nouveaux équilibres régionaux ou des retournements d’alliance pouvant remettre en cause l’ordre établi, suscite une nouvelle initiative qui est généralement associée à un grand dessein tel que la démocratisation du Monde arabe véhiculé par le partenariat de Deauville.
Ainsi, le processus de Barcelone et les accords d’Oslo prétendaient instaurer un espace méditerranéen de paix et de prospérité partagé entre les deux rives de la Méditerranée. Il en est de même de l’accord d’association Tunisie-CEE de 1969 et l’accord de coopération de 1976 qui avaient pour ambition de refonder les relations entre les deux rives sur des bases plus justes et plus équilibrées. Mais nul n’ignore que les pays occidentaux n’ont jamais été soucieux du respect de ces engagements d’ordres politique et stratégique car leur préoccupation majeure demeure le maintien des rapports Nord-Sud dans le cadre de l’économie de marché et de l’échange inégal.
Sur le plan politique, ils assument une lourde responsabilité dans l’évolution dramatique du dossier palestinien, ainsi que dans l’instabilité qui prévaut en Méditerranée en lien avec leur positionnement politique et leur implication militaire en Libye, Syrie et  au Yémen qui ont gravement nourri l’expansion du terrorisme et ses effets dévastateurs en Tunisie et dans la région.
Sans compter la crise sans précédent générée par le Coronavirus et la résurgence d’une nouvelle forme de guerre froide en rapport avec la fin du monde unipolaire et le retour en puissance de la Russie et la Chine, ainsi que de nouveaux acteurs sur l’échiquier mondial et méditerranéen.
Pourtant, et en dépit des multiples réserves que suscite cette politique en Tunisie, tous les gouvernements post-révolution ont activement œuvré à sa mise en œuvre tout en ignorant les mises en garde ainsi que les solutions alternatives avancées par les spécialistes tunisiens.
Ce faisant, leur bilan se confond avec celui du partenariat de Deauville dans ses dimensions politiques économiques et stratégiques. Quant à l’ALECA, il a été érigé en priorité absolue et ses principales dispositions ont ainsi été introduites dans la législation tunisienne (ouverture totale des marchés tunisiens aux produits et investisseurs européens, adoption des normes européennes, indépendance de la Banque centrale…).
Parallèlement, rien n’a été entrepris pour contenir la dégradation continue des conditions de vie des Tunisiens et des indicateurs économiques qui ont atteint des seuils alarmants (surendettement, déficit commercial record, chute du dinar…). En fait, ces dérapages sont la conséquence inévitable de cette politique et des PAS du FMI qui visent les mêmes objectifs.
S’agissant des engagements pris par le G7 à l’égard de la Tunisie, aucun des  gouvernements  post-révolution n’a sérieusement assuré le suivi de ces dossiers. Plus grave, le montant des avoirs volés et des fuites de capitaux a presque doublé, passant de 38,5 à plus de 60 milliards de dollars selon des sources universitaires américaines. Quant à l’endettement extérieur, il a été multiplié par quatre si l’on tient compte des dettes cumulées des entreprises publiques.
Dans sa dernière allocution, le Chef du gouvernement a affiché des projections encore plus alarmistes, compte tenu des répercussions dramatiques de la crise du Coronavirus. Certes, il a annoncé la mise en chantier d’une nouvelle stratégie de développement, mais rien n’indique qu’il envisage la remise en cause de ses choix initiaux qui se situent en parfaite continuité avec ceux de ses prédécesseurs.
A ce propos, il convient de rappeler les engagements pris dans la lettre d’intention adressée au FMI et la nouvelle série d’emprunts conditionnés dont l’essentiel sera affecté, comme les années précédentes, au service de la dette selon les prévisions de la loi des finances.
Mais au-delà des résultats chiffrés de la politique économique suivie depuis 2011 en lien étroit avec la mise en œuvre du partenariat de Deauville, il convient de s’interroger sur les risques politiques, sécuritaires et identitaires inhérents à l’intégration de la Tunisie à l’ensemble européen.

Les faces cachées du partenariat Tunisie-UE
A ce propos, il convient de prendre en considération les éléments d’appréciation suivants:
– L’objectif ultime de l’ALECA ne se limite pas à parachever l’ouverture totale du marché tunisien des biens et des services   au bénéfice des investissements étrangers. Sa finalité profonde est en effet de lier le sort du peuple tunisien aux intérêts occidentaux par son arrimage au projet d’édification de l’Etat supranational européen incarné par l’Union Européenne.
– Ce projet symbolise un modèle de société qui ignore les attaches civilisationnelles et culturelles du peuple tunisien ainsi que les orientations stratégiques   de la Constitution tunisienne de 2014, laquelle privilégie la réhabilitation du rôle économique et social de l’Etat national tunisien démocratique et souverain. Et c’est sans doute l’une des causes majeures qui expliquent les difficultés auxquelles se heurte sa mise en œuvre effective et notamment ses dispositions souverainistes économiques et sociales qui sont incompatibles avec l’ALECA.
Il en est de même de ses principes fondateurs qui réaffirment l’attachement du peuple tunisien à ses racines arabo-islamiques et la priorité accordée à son intégration à l’espace économique maghrébin.
– Le projet européen est confronté depuis la crise de la mondialisation de 2007 à de nombreuses critiques internes pour son déficit démocratique et son incapacité à répondre aux attentes des pays membres. D’où le débat sans fin sur les risques de dislocation de l’ensemble européen, notamment après le Brexit, ainsi que la crise du Coronavirus qui a dévoilé l’absence de solidarité au sein de l’UE et l’incapacité des institutions européennes à secourir les pays européens les plus sinistrés.
– Le projet de réhabilitation de l’Etat national tunisien et la transition démocratique tunisienne ont été gravement hypothéqués du fait que le peuple tunisien a été privé lors des échéances électorales, de son droit souverain de reconsidérer les choix du libre-échange et de l’économie de marché.
En somme, la Tunisie se retrouve aujourd’hui, comme au lendemain de l’indépendance, confrontée à des problèmes existentiels qui imposent des révisions déchirantes et de nouveaux choix stratégiques, décisifs et déterminants. Leurs   enjeux touchent au présent et à l’avenir de la Tunisie, ainsi qu’à   ses relations avec ses principaux partenaires politiques et économiques.

* Chercheur en histoire diplomatique et économique

 

 

 

 

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