le sait, notre société est en crise. Cette crise insidieuse et infiniment profonde qui se creuse depuis des années a battu son plein sur fond d’incivisme et de mépris. Tout cela, on le constate quotidiennement. On le répète à l’infini. Plusieurs coups de semonce auraient dû sonner l’alarme. C’est peut-être une occasion de le crier à ceux qui l›ont dramatiquement ignoré. Après les ravages de la susceptibilité religieuse pendant la décennie de braise, il se lève, aujourd›hui, un autre vent de complotisme galopant qui se présente comme le «sacré» défouloir collectif sur un bouc émissaire commode. Il s’inspire d’une conception victimaire et culpabilisatrice, qui ne reconnaît des rapports humains que l’opposition dominant/dominé, dont on croyait être débarrassé depuis l’indépendance et le départ des derniers colons français, et qui jouit d’avoir rallié à sa cause des médias inféodés que leur obsession d’enfouir, sous la complicité, un fantôme encombrant, rend hémiplégiques et aveugles et nous renvoie à leurs inconséquences, à leurs déboires et à leurs échecs répétés depuis plusieurs décennies.
Il faut rappeler que ce ne sont pas des dérives individuelles, des trajectoires cabossées, mais qu’il y a bien une dimension sociologique. Certains pourront même prendre de fameuses initiatives dans la mesure où elles n’auront pas été de petites histoires aux effets pervers ! Rien de très surprenant quand on sait par ailleurs que plusieurs Tunisiens, éduqués en l’occurrence, croient que la terre est plate à l’instar de la doctorante qui a présenté une thèse en géologie à l’Université de Sfax pour affirmer cette «trouvaille» hallucinante en se vantant d’avoir rejeté systématiquement les théories de Galilée, de Newton, de Kepler et d’Einstein. Ce mauvais vent de conspirationnisme débridé et de complotisme fantasmagorique, chargé de rancœur, se propage au-delà de l’immense cercle des «gens d’en bas». Car ces théories s’exportent aujourd’hui à toutes les catégories sociales, et avec succès. Leur ressort ? L’exaltation des passions. Ces «passions tristes» dont parle Spinoza, telles la haine régionale et la lutte des classes. Un fléau qui fait tache d’huile.
Et cela marche dangereusement car les gens, lorsqu’ils sont ébranlés, peuvent être attirés par les slogans du pire qui leur sont présentés comme les plus crédibles. Pis. Ils tomberont dans une pathologie obsidionale voyant des ennemis partout.
Il convient de rappeler que, contrairement à ce que l’on répète à longueur de journée, non seulement notre pays est l’un des pays les plus inégalitaires du monde, mais il est aussi factuellement vrai de dire que les inégalités ne cessent de s’y creuser. Alors, notre société est-elle à ce point infantilisée qu’elle ne peut supporter des issues de secours plus efficaces ? Malheureusement il y a toujours, dans notre société, un vieux fond défaitiste qui nous pousse à sous-estimer les dangers.
Le sentiment de désarroi qui nous étreint devant le cynisme généralisé, le délitement de la méritocratie, la perte des valeurs, l’engloutissement de nos acquis modernistes, recouverts désormais par des forêts d’obscurantisme, apporte une preuve définitive, voire irréfutable, que nous sommes bien entrés dans le temps des «passions tristes».
Peut-on sortir de l’irrationnel, de l’émotionnel et de ces tenaces théories complotistes qui nous collent à l’âme et nous installent à demeure du côté des caricatures ? C’est pour moi une question de cap, de vision. Sinon, paradoxalement, nos «cris» deviennent inutiles et ne servent qu’à gérer l’impuissance et l’échec.