Par Mondher Sfar*
En ces jours où nous, autres musulmans, immolons nos moutons, il convient de nous interroger sur le sens d’un tel sacrifice. Certes, l’idée admise généralement consiste à dire que ce sacrifice est effectué pour commémorer le geste d’Abraham qui immola son fils, sauvé in extremis par l’offrande divine d’un mouton. Pour autant, cette justification est contredite par le fait que les païens qorayshites sacrifiaient eux aussi le mouton lors du Hajj à la Kaaba. De même que le sacrifice de substitution n’est nullement la preuve du rejet du sacrifice humain, puisque le père du Prophète allait être lui-même sacrifié n’eut été l’intervention de Qoraysh pour l’en dissuader et y substituer le sacrifice de 100 chameaux. Alors, le sacrifice du mouton au Hajj n’est-il pas la continuité d’un rite païen dédié à un dieu qui n’a jamais renoncé au sacrifice humain, et que la perpétuation du sacrifice animal n’en est que la preuve la plus éclatante ? Alors, quelle est l’identité de ce dieu qui se permet de demander l’égorgement d’un enfant, alors qu’il demande par ailleurs à l’homme : Tu ne tueras point ! Voyons les choses de plus près.
Disons-le tout de suite, le Coran nous donne la preuve incontestable que Dieu autorise le sacrifice « païen », tel que pratiqué par l’humanité depuis les temps immémoriaux. Ainsi, quand Abel et Caïn ont sacrifié chacun pour Dieu, celui-ci a pu choisir entre les deux, ce qui a provoqué le meurtre fratricide d’Abel par Caïn (5,27-28). Le sacrifice est désigné ici clairement par ‘qurbân’, qui signifie le sacrifice païen que le Coran accepte comme pratique licite. Par exemple, le Coran reproche à Qoraysh de pratiquer le sacrifice (qurbân) en faveur de divinités en plus de Dieu « min dûni allâhi » (46,28). Ce qui est reproché à Qoraysh, ce n’est pas de pratiquer le sacrifice païen, mais de le pratiquer au bénéfice d’autres divinités, en plus de Dieu. Car le dieu du Coran est le même que celui adoré par Qoraysh. Ce qui est contesté ce n’est pas la pratique païenne du qurbân, mais le fait que Qoraysh le pratique aussi pour d’autres divinités. Dieu accepte les qurbân, à condition qu’ils lui soient dédiés exclusivement. La pratique païenne reste de rigueur.
Ainsi, trouvons-nous dans le Coran ce reproche fait aux Fils d’Israël d’exiger que Muhammad fasse un holocauste « qurbânan ta’kuluhu annâru » pour Dieu. Mais, peine perdue, leur répliqua-t-il, puisque malgré cela, malgré que les prophètes leur eussent organisé des holocaustes, ils les ont rejetés quand même, et « les ont assassinés » (3,183). Ici encore, ce n’est pas l’holocauste païen qui est en cause, mais l’obstination des Fils d’Israël à contrer leurs prophètes. Ils exigent du nouveau prophète un sacrifice sanglant inutile, puisqu’ils n’y croiront pas davantage.
Sans doute, ce passage coranique fait-il allusion au sacrifice de la Vache ou du Veau d’or, dans l’épisode de l’Exode, longuement décrit dans le Coran dans la sourate éponyme Al-baqara. Le sacrifice de la vache n’est pas mis en question. L’accent est même mis sur les caractéristiques de cet animal destiné au sacrifice. Dans le sacrifice musulman du mouton, il est nécessaire aussi que des spécificités physiques soient respectées pour que ce qurbân soit agréé, par exemple l’absence de toute difformité. Il s’agit donc bien d’un qurbân, et non d’un acte ‘commémoratif’ du sacrifice abrahamique, comme on nous fait croire abusivement. Nous autres musulmans, continuons à pratiquer un rite d’un autre âge. Nous faisons comme les païens, mais nous invoquons Abraham, comme prétexte. Or, le sacrifice abrahamique est lui-même la continuité du sacrifice du qurbân païen ! Le Coran le désigne comme tel.
On trouve aussi dans le Coran la notion de sacrifice dédié au Temple « hadyan bâligha al-ka’bati » (5,95), comme compensation à ceux qui auraient violé l’interdit de la chasse durant le pèlerinage. Ce qui illustre l’inscription du Coran dans les pratiques sacrificielles existantes du vivant du Prophète.
Certains théologiens ont tenté d’atténuer le caractère païen du rite sacrificiel musulman en se référant à un verset qui dit, parlant de ce sacrifice, que « Dieu ne consomme pas (lan yanâla allâhu) la viande et le sang [des bêtes sacrifiées] mais, ce qu’il agrée, c’est la crainte (al-taqwâ) que vous éprouvez à son égard. C’est pour cela que Dieu vous les avait mis à disposition, pour que vous glorifiez le nom de Dieu [en les sacrifiant]. » (22,37) Paradoxalement, ce verset énonce le principe du sacrifice tel que conçu par les religions depuis l’antiquité la plus reculée. Et si Dieu insiste ici pour rejeter l’idée de consommer lui-même la viande du sacrifice, ce n’est pas pour rejeter cette pratique païenne, mais pour faire valoir l’image d’un dieu se plaçant au-dessus des besoins matériels de faim ou de soif qu’il pourrait éprouver selon les idées répandues à son époque. Le Psaume 50,13 expose la même leçon : « Est-ce donc que je mange la chair des taureaux ? Est-ce que je bois le sang des béliers ? » Si Dieu nie consommer de la chair sacrifiée, c’est pour nous informer qu’il s’en passe, car il se passe des hommes en général, même s’il continue à exiger d’eux ce même rite sacrificiel. Il aurait été plus simple d’interdire le sacrifice sanglant et éviter de discuter sur le fait qu’il mange ou non l’offrande qu’il demande aux hommes de lui dédier !
La contradiction est bien là, mais jamais résolue. Dieu exige le sacrifice animal mais refuse de le consommer, par coquetterie sans aucun doute, il ne veut pas qu’on dise qu’il a besoin des humains pour le glorifier par le sacrifice, Dieu se passant des humains et même de leur glorification. Ils ne sont rien pour lui. Car il est tout. Pourtant, il ne peut libérer les humains de ce rite païen, car il est nécessaire qu’ils manifestent leur soumission à travers des actes symboliques, fussent-ils contraires à sa majesté et à l’image d’un être supérieur à toute considération et à tout besoin de manger la chair ou de boire le sang de ses victimes, humaines ou animales.
Les choses se compliquent passablement avec le sacrifice abrahamique. Car, nous avons affaire ici avec le sacrifice humain ! En effet, Dieu demande tout simplement à Abraham de sacrifier son fils. Le fait est relaté très brièvement dans la sourate Al-Saffat. Il y est dit : « Quand [Ismaël] a grandi avec [Abraham], celui-ci a dit : ‘Ô mon fils, je vois dans un songe que je t’égorge. Vois ce que tu en décides. Il a répondu : Ô mon père, fais ce qu’on t’ordonne. Tu me trouveras – si Dieu le veut – parmi les patients. Quand les deux se sont rendus (aslamâ) [à la volonté de Dieu], alors, il l’a mis sur le front [pour le sacrifier]. Nous l’avons alors apostrophé : Ô Abraham, tu as cru en la vision. Ainsi nous récompensons les bienfaiteurs, car il s’agit d’une calamité évidente (in hâdhâ lahua albalâ’u almubîn). Alors, nous l’avons racheté (wa fadaynâhu) avec un grand sacrifice sanglant (bi-dhabhin ‘adhîm). » (37,102-107)
C’est la seule fois où le Coran parle du sacrifice abrahamique, – et de façon si concise ! Mais les conséquences en furent énormes, pour ne pas dire sanglantes ! C’est donc cet épisode qui a servi pour intégrer le sacrifice païen dans le cycle biblique. Pour nous musulmans, le sacrifice du mouton se limite à ce rachat du sacrifice humain.
Toute l’ambiguïté du sacrifice de substitution est là ! Efface-t-il le sacrifice humain, ou le contourne-t-il ? Si Dieu avait en horreur le sacrifice humain, pourquoi ordonne-t-il à son prophète fondateur du monothéisme d’être un sacrificateur d’êtres humains ? Dieu inaugure le monothéisme par l’injonction d’égorger un être humain, et pas n’importe lequel ! Son propre fils ! Ce qui est encore plus étonnant, c’est la réponse faite par Abraham à cette injonction. A supposer que Dieu ait voulu tester Abraham, on aurait attendu une réponse négative et même indignée d’Abraham : ‘Comment, Dieu, oses-tu me demander une telle chose que tu as qualifiée toi-même d’abominable : ‘albalâu almubîn’ (37,106) ? Non, je suis désolé, Dieu, avec tout le respect que je vous dois, je n’immolerai jamais mon fils, ni aucun être humain, dussé-je subir le tourment de l’Enfer !’ A ces propos, Dieu lui aurait répondu : ‘Tu as réussi l’examen auquel je t’ai soumis ! Car j’accorde mon salut à ceux qui se sacrifient pour les valeurs morales et humaines. Quant à ceux qui obéissent aveuglément, même à Dieu, prouvent qu’ils n’ont rien compris à la vraie religion ! Par ta désobéissance à mon ordre abominable tu t’es sauvé et tu as sauvé ton fils. Va Abraham en paix ! Seuls ceux qui te suivent auront le salut de l’âme !’ Amen.
Mais le dieu de la Bible a raté une belle occasion pour rétablir la vraie religion et le vrai islam. En fait la tradition biblique elle-même pratique le sacrifice humain. Il suffit de rappeler l’épisode de l’Exode où Dieu a exigé de sacrifier les nouveaux nés en Egypte, ce que Dieu accomplit lui-même, sauf dans les maisons marquées par le sang. Encore un souvenir du sacrifice abrahamique. Il n’est pas si difficile d’y voir le même mécanisme de compensation : le sacrifice humain pratiqué sur les Egyptiens ne sera pas levé pour Israël, mais il leur est accordé le droit de pratiquer une compensation. Car le sacrifice humain reste la base et le fondement du dieu biblico-coranique, avec ou sans compensation.
En effet, la coutume de ce Dieu ne diffère pas de celles pratiquées dans l’antiquité, jusqu’en pays de Canaan où a régné le Dieu Moloch, très friand des jeunes enfants. Une pratique que l’on retrouve à Carthage héritière de Canaan et d’Ugarit, où les cris des bébés immolés par le feu sont couverts par les bruits du tambourin : al-daff, d’où le nom de tofet attribué à l’aire où se pratique ce type de sacrifice.
Le dieu de l’Enfer du Coran s’appelle Maliku : « Les habitants de l’Enfer s’écrient : ‘Ô Maliku, que ton dieu nous fasse périr !’ Il leur répond : ‘Vous y resterez !’ » (43,77) Or, ce nom Maliku du dieu de l’enfer n’est rien d’autre que le dieu Moloch des Cananéens et des Phéniciens ! Plus encore, le nom coranique de l’Enfer est ‘gahannam’, tiré du nom gué Hinnoum, la vallée de Hinnoum, près de Jérusalem, lieu connu pour désigner le tophet où le dieu cananéen pratique le sacrifice par le feu, ou holocauste.
On en trouve aussi une illustration dramatique dans le sud de l’Espagne, où l’on a récemment découvert une stèle figurant Dieu en train de prendre son petit déjeuner en se préparant à croquer deux bébés humains et un marcassin avec quoi il a entamé son repas sanglant. Ce monument découvert récemment à Poso Moro date de la même époque carthaginoise, fin du VIe siècle avant JC. Il confirme bien la nature du dieu oriental assoiffé de sang, et pour l’apaiser, les gens tombés sous sa terreur se précipitent pour offrir leurs propres enfants à l’ogre se faisant passer pour Dieu.
La continuité de cette pratique à la Mecque de nos jours prouve, s’il en était besoin, que nous n’avons pas évolué beaucoup par rapport aux temps immémoriaux, où l’humanité s’est faite une si piètre image d’elle-même et de Dieu : elle en fait un monstre pour les terroriser et leur faire commettre les crimes les plus cruels, croyant pouvoir prouver leur piété religieuse. Telle est la leçon de l’ordre donné à Abraham de sacrifier son premier-né. Son dieu est celui qui sacrifie les enfants pour son propre plaisir. On doit lui obéir, sinon, on se trouve soi-même sacrifié en holocauste : en Enfer de la Géhenne !
En effet, la Géhenne coranique véhicule une symbolique du sacrifice holocaustique. C’est le lieu où le dieu sacrifie l’humanité entière en lui faisant subir ce tourment cruel, pour établir sa vraie identité, celle de Moloch, maître des Enfers. Nous avons montré dans notre dernier ouvrage L’autre Coran, – diffusé actuellement par la Librairie Al-Kitâb à Tunis – que le dieu coranique a décrété d’envoyer en Enfer l’humanité entière, sans oublier les jinn. Cela pourrait paraître bizarre pour ceux qui veulent nier l’enracinement du Coran dans son contexte idéologique moyen-oriental dont j’ai décrit la configuration dans mon premier livre ‘Le Coran, la Bible et l’orient ancien’. C’est le dieu du mal, qui a créé l’homme pour se venger de lui. Il s’est aperçu sur le tard, après l’avoir créé, que l’homme est rebelle à tout asservissement et qu’il est prêt à se sacrifier pour sa liberté, même en se révoltant contre celui qui l’a créé. C’est alors que ce dieu a compris qu’il n’y a rien à espérer des humains et qu’il ne reste plus qu’à les envoyer en Enfer. Et ce n’est point un hasard ! Si l’homme s’est révolté contre dieu, c’est parce que ce dieu a révélé qu’il n’a rien à voir avec le divin. Il est tout sauf dieu. En osant demander à Abraham de sacrifier son fils, ce dieu a signé sa propre déchéance, et a révélé sa nature infernale. Le Jour du Jugement dernier, Dieu ne juge pas les hommes, mais il les combat, pour prouver qu’il est le plus grand.
Quand on lit attentivement le Coran, on s’aperçoit comment Dieu décrit cet évènement apocalyptique : le Jugement Dernier n’est rien d’autre qu’une guerre entre Dieu et son armée, contre l’humanité pécheresse et ses divinités humanistes (voir encore les détails dans mon dernier livre, L’autre Coran). La victoire sera certes, celle de Dieu, car il est le plus fort. Mais sa victoire est la défaite de l’idée que, nous autres musulmans, avons toujours conçue de dieu : un être qui œuvre pour le bien de l’humanité, pour sa dignité et pour sa liberté et non pour en faire un troupeau de ‘abîd, esclaves au service d’un jabbâr et d’un qahhâr !
Sauvons le vrai Dieu des méchancetés qu’on lui a prêtées jusqu’ici ! Dieu bon ne demande le sacrifice ni de l’animal, ni de l’homme. Il ne cherche pas non plus à asservir les hommes. Le seul sacrifice qu’il agrée, est celui pour le bien et le bonheur de l’homme sur terre. En commençant par cesser de répandre le sang sur terre. Tout autre sacrifice est, par définition, un sacrifice Moloch !
*théologien tunisien,
Auteur de L’autre Coran, diff. par la Librairie Al-Kitab, Tunis.
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