
Par Mourad Loussayef*
Malgré des études universitaires classiques qui ne la préfiguraient nullement pour, Madame Ouardi s’est donné pour mission soudaine à partir de 2016 en citant elle-même Paul Ricoeur, de « refigurer la condition historique » du musulman et de « l’élever au rang de conscience historique ».
Elle s’est alors mise à écrire à un rythme soutenu une véritable saga sur l’Islam des origines, sur le Prophète, sa succession puis sur les califes un à un.
Dans son premier tome « Les derniers jours de Muhammad » qu’on a déjà commenté dans les colonnes du journal La Presse (novembre 2016), le but prétendu était de retracer l’histoire du prophète sur une base « humanisée » dépouillée du fantastique enjoliveur et mensonger des historiens musulmans. Toutefois, il en est résulté un simple pamphlet.
On a ainsi appris pêle-mêle que le Prophète était un épicurien patenté (p.164) prenant pour qibla le lit de sa jeune épouse (p.124), un glouton n’hésitant pas à dévorer une moitié d’agneau à lui tout seul et d’ailleurs tellement lourd qu’on a du mal à le laver (p.164), un phobique accompli un peu de tout dont le vent, le tonnerre et le son des flûtes du berger (p.26), un avide n’hésitant pas à embrasser l’argent (p.26), un lubrique multipliant les mariages dès l’âge (p.101) adulte (alors que jusqu’à cinquante ans, il n’eut qu’une seule épouse comme tout le monde le sait), un fourbe faisant d’un verset deux coups (p.43) ou retranchant du Coran un verset de trop… (p.127). En somme un « Prophète-Roi » (p.76), puissant et richissime (p.89), doté d’une fortune colossale et d’immenses possessions (p.90) dont la fin après avoir échappé à une tentative d’assassinat qui a lamentablement échoué pour des raisons curieusement et in fine non élucidées par l’auteure, ne pouvait être qu’un deuxième assassinat cette fois-ci réussi par empoisonnement (p.16) !
Aucune qualité du Prophète n’a pu être décelée ou analysée. Que de la boue et du sang.
Dans son deuxième tome «La déchirure » paru en France le 1er mars 2019, l’auteur s’attaqua à la succession du prophète et prit un malin plaisir à montrer le degré soi-disant insoupçonné de violence, de trahisons et de corruption entre les « soi-disant compagnons » …
Or, qui ne sait pas que la succession fut tumultueuse avec des rapports de force contraires de part et d’autre qui ont finalement fait pencher la balance du côté des émigrants ? Il s’agit même d’une succession en douceur qui s’est finalisée en quelques jours et qui n’a vu couler le sang de personne, circonstance qui ne fait pas méditer l’auteur. En tout cas, on ne voyait déjà pas où était l’affreux enjeu.
Dans son troisième tome « A l’ombre des sabres » paru quelques mois seulement plus tard (le 09 octobre 2019) avec un sous-titre qui trahit l’approche, « Quand le premier calife massacrait les arabes », c’est l’analyse du personnage d’Abou Bakr qui intéresse notre auteure patenté utilisant désormais la même mécanique implacable connue et bien huilée pour plonger le lecteur dans une atmosphère apocalyptique et des faits systématiquement analysés à charge quand ils ne sont pas carrément romancés ou imaginés. En résumé, Abou Bakr, bien qu’émotif et sous le joug de Omar, a été un grand sanguinaire avec les guerres d’apostasie. Rien de plus. L’auteure ne prend même pas la peine d’analyser son discours d’investiture, discours d’une très grande valeur politique à notre sens où il dit en substance : « Le Prophète est mort mais Dieu ne meurt pas. Si je respecte la loi, obéissez-moi, si je m’en dévie, vous êtes délié de votre serment… » Essence et naissance de la démocratie.
Dans son quatrième tome « Meurtre à la mosquée », que nous nous proposons de commenter ici, c’est au tour de Omar d’être sous ses projecteurs bienveillants, même s’il a déjà pris pour son grade dans les trois précédents et qu’il y a d’ailleurs des paragraphes repris mot pour mot à son sujet.
Ce commentaire suivra le plan du livre divisé en deux grandes parties : le personnage de Omar d’une part et « l’enquête » sur son meurtre d’autre part.
Omar
Passons en revue les traits du personnage dégagés par l’auteur.
Sa généalogie est présentée d’une manière avilissante et émétique. En plus de descendre en ligne directe de deux esclaves abyssines (p.27), sa mère étant le fruit d’un inceste honteux et ayant dû être enveloppée par sa mère (à elle) dans un torchon et laissée au bord de la route non encore asphaltée de La Mecque. Cela ne l’a pas tuée puisqu’une fois pubère et pourquoi pas avant, elle a prestement épousé son père et frère à la fois ! C’est alors que selon la belle formule algébrique toute trouvée de Madame Ouardi « de cet inceste au carré » (p.28), serait né Omar. Ça annonce la couleur pour la suite.
Frapper est chez lui comme une seconde nature (p.121). C’est un homme d’une rare violence envers tout le monde: ses femmes qu’il bat principalement et viole accessoirement (alors même que l’auteur assure un peu plus loin que sa femme Atika a vécu heureuse avec lui pendant plus de 10 ans (p.75), ce qui nous fait dire qu’elle affectionne et les coups et le viol), ses enfants dont il est allé jusqu’à tuer, avec un fabuleux sadisme, l’un d’entre eux et auxquels il réserve, même adultes, de vigoureuses corrections physiques (p.85) sans dire lesquelles, ses gouverneurs qu’il sélectionne par ailleurs en raison de leur immoralité et machiavélisme qui lui seraient plus précieux que leur probité (p.139), certains compagnons sur lesquels il aime bien taper et qu’il humilie volontiers en public…Bref, il tape sur quiconque le contrarie (p.24).
Physiquement, il doit présenter un aspect effrayant (p.24), une remarque qui trahit de plano la naïveté de l’auteure et son parti pris car à notre connaissance elle ne l’a pas vu et les descriptions des historiens ou chroniqueurs ne parlent pas d’aspect effrayant.
Également voyeuriste (p.126), il adore espionner. L’univers nocturne des femmes l’intéresse au plus haut point (p.127). En somme, c’est un pervers sexuel, doit-on comprendre.
Également fou de commerce, il le fait passer avant sa religion.
Cette retentissante description est savamment nuancée dans le seul but d’enfoncer un peu plus le personnage, en ce sens que les défauts qui s’excluent logiquement chez tous les individus, se conjuguent au contraire volontiers chez lui.
Ainsi, malgré toute cette violence, c’est un pusillanime qui a peur de la guerre (p.188) dont il ménage les fuyards et de la peste qui lui fait lâchement rebrousser chemin de Syrie (p.189). Parce que l’auteur aurait zigouillé les fuyards et couru se mesurer à la peste ?
Il est également terrifié à l’idée de mourir (p.223). Naturellement pas pour les raisons que laisse entendre l’auteure, c’est-à-dire par faiblesse, mais parce qu’il craint le châtiment divin une fois mort.
De même, on apprend qu’il a interdit la mixité dans les mosquées mais que sa femme Atika l’y accompagne régulièrement… (p.213). Une transsexuelle sans doute.
Il est aussi plus intraitable avec les buveurs de vin qu’avec ceux qui renient l’Islam (p.187). On lui découvre donc un faible pour les apostats. En même temps, il est cruel avec les buveurs sauf quand il s’agit de lui puisque lui, il boit allégrement de l’alcool et le recommande pour faciliter la digestion (p.190) ! L’auteur a des raisons de penser en note de bas de page que c’est du vin rouge… (p.220) et que par ailleurs les parents des compagnons sont tous des ivrognes notoires. D’ailleurs, à Médine, on continue de boire énormément (p.123) … Elle a des statistiques.
Dans son « accoutrement loqueteux », Omar est aussi tout le contraire d’un héros de guerre puisque l’auteur d’une « lamentable désertion » au combat de Ouhoud (c’est le lot de tout perdant), circonstance que l’auteur aime à rappeler de manière itérative et innocente de même que sa conversion tardive selon elle à l’Islam comme si cela avait une valeur quelconque de se convertir en l’an 0 ou en l’an mille. Dans tous les cas, il s’est converti avant nous…
Naturellement, elle omet à dessein de citer tous les nombreux combats auxquels il a participé et voudrait que ce combat de Ouhoud fût le seul auquel il prit part. On sait pourquoi.
Ce déserteur rival de Mohammed (p.187) est en plus un cofondateur de l’Islam (p.38) qui —précision de taille— n’a pas versé une larme quand le Prophète est mort (p.32) mais nous contenta d’une parade d’histrion. Cela ne lui a fait ni chaud ni froid de perdre le Prophète après tant d’années et d’évènements passés ensemble.
L’auteur ne précise pas s’il est cofondateur de l’Islam avec Dieu ou avec le Prophète et se rétracte déjà en page 52 où il n’est plus un cofondateur mais fait partie d’une flopée de fondateurs puisque « l’Islam, osons le dire, est une œuvre collective ». Œuvre à laquelle Madame Ouardi apporte son éloquente contribution par cette saga d’ouvrages ne pouvant duper que les Occidentaux ou les musulmans occidentalisés non instruits.
L’auteure soutient également sans rire que le commerce occupait une place primordiale dans la vie de ce « calife salarié », « peut-être plus importante que l’Islam même » ! (p.35). L’argent d’abord, l’Islam ensuite. On a beau chercher et rechercher un seul mot tout au long du livre sur ce prétendu très grand négoce auquel il se serait adonné, sans rien trouver. Drôle d’ascète ce Omar dont le commerce florissant lui faisait refaire ses prières par manque de concentration. Heureusement qu’il les refaisait.
Même sa scrupuleuse probité est placidement battue en brèche puisque Bayt El Mal est la caverne d’Ali Baba, sur laquelle il règne sans partage et qu’il distribue comme bon lui semble les richesses qui affluent à Médine, d’une façon arbitraire et capricieuse avec une prodigalité envers les pauvres – excusez du peu – (cependant qu’elle déclare page 135 qu’il comble les compagnons de richesses) et qu’il paraît finalement évident qu’il se sert dans la caisse (p.194). Evident à qui ? Diffamation post-mortem ?
Voilà donc un aperçu non exhaustif du personnage principal du livre : vénal, violent, pervers, voyeuriste, buveur, cruel, sale, avide, corrompu, peureux, immoral, violeur et déserteur. Il n’est même pas beau pour espérer nous faire oublier tout cela. Pas une qualité. Pas une seule. Ces véhémentes exagérations instillées avec une telle opiniâtreté tout au long du livre, compromettent le travail soi-disant d’historien objectif et trahissent le but pour lequel il a été écrit.
Méthode employée
En fait, le personnage est patiemment et savamment dénigré avec une recette bien connue : grossir jusqu’à la caricature ses défauts et passer sous silence à chaque fois que cela demeure possible ses qualités. Si toutefois, on est amené à en parler, on s’attelle à les montrer sous un jour surprenant et repoussant au lecteur. Même les qualités se transforment en défauts.
C’est ainsi que quand elle eut fini de dépeindre sa rare violence et qu’elle lui concède des bisous avec sa femme Atika, c’est pour préciser immédiatement qu’ils les échangent pendant le jeûne de Ramadan (p.75) sans faire d’autre remarque. Ascète d’accord, mais hérétique sur les bords ce Omar.
De même, si le calife lui-même se met aux fourneaux pour servir à manger aux pauvres devant le regard ahuri de ses domestiques, c’est bien sûr à cause de ses origines serviles parce qu’il a été le valet d’El Walid Ibn El Moghira. Il a l’habitude de servir ses maîtres. N’est-il pas le sous-fifre des Bani Makhzoum et le fils du bûcheron (expression que l’auteur affectionne particulièrement) ?
De même feint-elle de voir avec une mauvaise foi manifeste, « une sévérité redoublée » dans le fait qu’une fois au pouvoir, il prive sa famille de tous privilèges, argent et postes politiques (p.131 notamment), alors que tout le monde sait que c’est une qualité fondamentale de tout gouvernant d’éloigner les membres de sa famille du pouvoir et qu’elle n’est pas donnée à tout le monde, pas même à son suivant, objet du prochain pamphlet…
Aurait-on préféré qu’il les eût portés au pinacle et les corrompît par des postes où ils auraient été facilement enclins à l’abus ? L’auteur va jusqu’à regretter que le népotisme soit une qualité dont Omar fut dépourvu ! On marche sur la tête. Pourtant, qui de nos jours pourrait se targuer de cette horreur du népotisme, le régime prérévolutionnaire ou celui postrévolutionnaire ?
Au passage, on apprend que Mohammed a servi de la viande sacrifiée aux divinités à l’oncle de Omar (Zayd), mais que ce dernier l’a refusée par « Islam anticipé », si j’ose dire.
L’auteure veut montrer que d’une part, le Prophète baignait dans le paganisme le plus total (histoire de nous rappeler qu’avant d’être musulman et bien, il n’était pas musulman…) et que d’autre part, « un non-prophète » refusait de s’y souiller. Il n’est pas si Prophète que cela ce Mohammed. Elle infère sans rire de cet épisode insignifiant à supposer qu’il soit vrai, que c’est ce Zayd qui a soufflé l’idée d’islam au Prophète puisque les paroles supposées de Zayd « ne sont pas tombées dans l’oreille d’un sourd » (p.40), entendez l’oreille de Mohammed qui n’attendait que ce Zayd pour provoquer une nouvelle religion et risquer sa vie pour elle…
Voilà comment on tacle le Prophète au détour d’un paragraphe qui paraît insignifiant. Bien tenté.
L’expansion foudroyante de l’Islam qui a fait l’objet d’ouvrages spécialisés et qui donne à penser à tout historien ou sociologue, est selon Madame Ouardi « très nettement favorisée par l’épuisement des empires perse et byzantin » (p.101), sans quoi donc l’islam n’aurait jamais prospéré. C’est une question de chance inouïe. Rappelons que l’épuisé empire byzantin a pu protéger Constantinople quelques heures encore… (jusqu’en 1453 !) et que les pays islamisés relevaient de bien d’autres entités dont l’auteur ne précise pas le degré d’épuisement.
Pour écorcher l’Islam et au sujet du statut de dhimmi qui est pourtant de loin meilleur que celui d’un non-chrétien en terre chrétienne, elle précise en simple note de bas de page, que la tolérance musulmane est sonnante et trébuchante (p.222). Elle n’est nullement interpellée par le fait que Omar avait pour ami et conseiller un Juif Kaab El Ahbar et qu’à Jérusalem, il a sympathisé avec un prêtre et logé chez lui. C’est trop banal pour elle.
Elle préfère mentionner que les musulmans sont somnolents à la prière de l’aube mais se mettent illico presto au garde-à-vous à l’arrivée du gourou, le Paul de Tarse version musulmane. Ce ne sont que des comédiens ces musulmans. Ils n’en ont rien à foutre de la religion.
Passons sur cette hasardeuse analogie avec Paul car ce dernier est intervenu avant les 4 évangiles (qui datent de la période 70-100/110) alors que Omar est intervenu après le Coran.
Le canon chrétien s’est construit sur plusieurs siècles, plusieurs livres, plusieurs auteurs, plusieurs gouvernants. C’est dans ce cadre bien défini que Paul de Tarse intervient et intervint. Son apport fut donc effectivement considérable. Il avait énormément de champ libre et a fait œuvre de législation.
Rien de tel en Islam. Le Coran trône déjà et pas même le prophète ne peut en changer un mot. Donc pas de Paul possible en Islam. Ni Omar ni quelqu’un d’autre.
Pour écorner un peu plus la religion naissante, l’auteure ne s’attarde pas non plus sur les nombreuses et fulgurantes victoires militaires des musulmans, y compris d’ailleurs celles et non des moindres conduites et gagnées sous le califat d’Omar, mais qualifie volontiers leurs rares défaites mineures d’« atroces » comme la bataille du Pont alors qu’il s’agit d’une bataille intermédiaire qui n’eut aucune conséquence ou perte territoriale quelconque et qui fut suivie quelque années plus tard par la victoire décisive d’El Qadissiya.
Elle souhaiterait défendre aux musulmans de parler de démocratie musulmane quand leur premier conseil de shura ne fut qu’une méprisable assemblée de conspirateurs. Selon elle, bien sûr.
Bref, où que l’on tourne, notre pauvre tête de lecteur abasourdi par tant de maîtrise dans l’art de dramatiser et de dénigrer, on est assailli par les méfaits et les tragédies et porté à détester et l’Islam et les musulmans.
Le style
Comme ses prédécesseurs, le livre est écrit dans un joli français. C’est ce qu’on est en droit d’attendre d’un professeur de français, spécialiste de littérature française. On y apprend quelques mots et y découvre peu de fautes grossières comme ce « raisons pécunières » en page 227.
Sur le lexique utilisé, il trahit naturellement l’approche occidentalisée. Ainsi Madame Ouardi bien qu’arabe ou à tout le moins arabophone, ne parle pas de la bataille de Quadissiya mais de Cadésie (une ville qui n’existe plus sous ce nom même en Occident), pas de la ville d’El Madaîn, mais de Ctésiphon (pareillement), pas de Omar mais de Umar et encore plus éloquent pas d’Ismaël mais d’Issac, reprenant par là même à son compte (par inadvertance ou par conviction ?) la version judéo-chrétienne plutôt que la version musulmane du sacrifice du fils d’Abraham…
L’ironie est omniprésente dans les propos pour se moquer de Omar, du Prophète ou des compagnons et jusque dans les intitulés-mêmes des paragraphes comme ce ridiculisant « Omar à l’école des femmes » ou « le trésorier de Dieu » ou « quelque chose de pourri dans le royaume de Médine » …
Il ne faut pas non plus s’étonner de ce que Madame Ouardi ait donné comme sous-titre à l’ensemble de sa saga : « Les califes maudits ». C’est une généralisation dont elle ne nous donne pas la moindre justification, mais qui donne le ton de ses anciens et nouveaux pamphlets, en ce sens qu’elle s’est déjà fait son idée sur les quatre califes, avant même d’avoir achevé leur écriture. C’est sa ligne directrice. Les quatre sont maudits… Maudits par qui et pourquoi ?
*Avocat
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