Le spectre de 1869 !

L’histoire nous donne toujours des armes pour observer plus finement ce que l’on désigne quand on parle d’une mécanique prédatrice d’un pouvoir. Une histoire qui sent le sang et l’haleine fétide d’une population pillée sans scrupules par les oligarques : une classe, une caste ou une mafia. À chaque époque ses prédateurs. À chaque époque ses bourreaux. À chaque époque donc, l’événement qui produit un effet de cisaille sur la conscience du temps où l’on entend les gémissements des opprimés au cœur des nuits sombres baignées de gros cris haineux et revanchards. Le 5 juillet 1869 (cinq ans après l’insurrection de Ali Ben Ghedhahem en 1864), le pays est saigné à blanc après le plus effroyable des carnages, mais il faut rembourser les dettes. C’est ainsi que le Bey adopte, sous la pression intenable de ses proches, le décret de constitution d’une commission financière anglo-italo-française, destinée à prendre le contrôle des finances de l’État. Malheureusement, cet acte de soumission ne fut pas un accident de l’Histoire. Il éclaire la situation tunisienne d’aujourd’hui, et toute ressemblance avec l’actualité n’est pas forcément un hasard. Tout recommence à l’identique et la comparaison est tentante : incompétence, pyramides de dettes, corruption, spéculation, clientélisme et un régime rétif, par essence, à la transparence. Qui aurait cru qu’on pourrait un jour recommencer les erreurs de 1869 ? C’est pourtant bien ce qui est en train d’arriver. La décennie de braise (2011 – 2021) a montré jusqu’à l’écœurement les périls de l’islamisme, exacerbé la funeste «puissance» de séduction des slogans obscurantistes et la démagogie de politicards, simples idiots utiles sans compétence ni imagination, faisant croire aux gens «d’en bas» qu’ils détiennent des baguettes magiques avec la bénédiction de Dieu et ses saints ! Tous les Tunisiens ont condamné vigoureusement les gouvernements incompétents, corrompus et affameurs de la population qui se sont succédé depuis 2011. Mais il serait illusoire de croire que Kaïs Saïed pourrait apporter immédiatement des solutions globales et miraculeuses en ne comptant que sur la «protection de la souveraineté nationale» ! Une musique qui plaira autant à sa base électorale qu’aux détracteurs des islamistes et leurs alliés. On aimerait le croire mais, par enchaînement de causalité, le pays a pris, avec lui, deux dimensions emblématiques. D’une part, au nom d’une idéologie populiste, il s’est trouvé projeté au cœur d’un débat superfétatoire sur la nature de son régime actuel. D’autre part, au niveau géopolitique, il s’est positionné dans le concert régional et international comme un symptôme supplémentaire d’un «printemps arabe» totalement raté. En ignorant ces deux dimensions le président s’obstine dans une escalade qui ne réglera aucun des problèmes du pays. La planète monde est devenue un «petit village», comme l’avait prédit Kheireddine Pacha dans son livre «Les voies les plus justes pour réaliser les meilleures réformes», un siècle et demi avant l’avènement de la mondialisation. La «souveraineté nationale» n’est plus la notion définie dans le traité de Westphalie en 1649 après la guerre de trente ans qui a divisé l’Europe. Ce traité a consacré la notion de «souveraineté», notion qui n’est plus celle définie par les théoriciens de la mondialisation. C’est vrai que les Etats Unis et l’Europe ont armé, avec leurs ingérences intolérables dans les affaires intérieures de notre pays, le pire protectionnisme depuis 2011, provoqué le renouveau des passions nationalistes et religieuses, semé les germes de l’onde de choc populiste qui ravage notre très vulnérable démocratie. Mais même si l’on ne peut être d’accord avec ces puissances quand elles n’assument plus le primat de l’indépendance des nations et la protection de leurs souverainetés, qui fondèrent leur grandeur politique et morale, on ne peut que s’incliner devant leurs analyses éblouissantes sur ce qui est en train de nous arriver et… accepter leur aide. En politique, il ne faut jamais se laisser séduire par l’illusion populiste, car la déception n’en est que plus amère.

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