“Nous lisons trois ou quatre fois dans notre vie les livres où il y a des choses essentielles”, écrivait Marcel Proust (1871-1922 ) dans “Du côté de chez Swann”. J’ai eu la chance de goûter le plaisir de cet exercice en lisant “Les lettres du général Hussein à Khérédine”, réunies et établies par Ahmed Abdesselem. Celles-ci me furent offertes par ce dernier en 1992 comme cadeau de sa participation à un spécial de mon émission télévisée “Mouanasset” sur “Les sources de la pensée réformiste en Tunisie au dix-neuvième siècle”. Des témoignages poignants de deux réformistes, modernistes, intellectuels, généreux et éduqués, victimes de ce que la moutonnaille des obscurantistes diagnostique comme une “épidémie” de supériorité morale et dont le grand tort fut d’avoir eu raison trop tôt. Ces lettres, écrites avec une méticulosité et un esprit analytique qui caractérisent l’intellectuel tunisien au dix-neuvième siècle, se transforment en témoignage historique de grande allure et nous donnent des armes pour observer plus finement ce que l’on désigne quand on parle de la vague d’intrigues horrifiantes dans les coulisses de la caste prédatrice au pouvoir, où les immoraux et voraces suceurs de sang du peuple se prêtent à des jeux de posture sur l’idée qu’après tout, le renard est un honorable gardien de poulailler ! Les points communs entre les prédateurs d’hier et ceux d’aujourd’hui sont nombreux, le premier étant les tacles ! Ces gens, qui se sentent pousser des ailes avec la bénédiction des puissances étrangères soucieuses de jouer le jeu de leurs intérêts, passent leur temps à tacler et à être taclés. C’est ainsi que ces “vendus”, biberonnés à la trahison, la traîtrise et l’arrivisme éhonté, professent qu’on ne peut combattre un adversaire qu’en utilisant ses armes. Les plaies, les horreurs où couvent des tragédies inouies, commises depuis un siècle et demi, s’invitent aux balcons de notre quotidien. Bien sûr, la Tunisie d’aujourd’hui n’est pas celle du dix-neuvième siècle, et il faut se méfier des parallélismes historiques, des anachronismes, des conclusions hâtives. Il n’empêche que les fantômes de notre histoire nous poussent à malmener et réifier la complexité de notre situation actuelle, à prêter une cohérence à des configurations sociales, politiques et culturelles qui se retrouvent, à l’identique, au fil de ces années de braise. Notre pays concentre depuis plus d’une décennie tous les ingrédients qui ont alimenté les bouleversements au dix-neuvième siècle : pauvreté chronique de la population, mépris social, népotisme et corruption, État inefficace et partial. Il suffit de suivre l’actualité pour savoir que toutes ces perversions existent. Plus ou moins cachées. Plus ou moins latentes. Plus ou moins mêlées. Mais leur monstruosité a pris au fil des jours une profondeur tragique. L’histoire ne se répète pas mais elle se pense, et entre autres, par analogie. Structurellement, les années 1860 s’étaient fabriqué une “menace”, l’accaparement du pouvoir et des richesses par une classe, une caste ou une mafia. En ces temps d’ébullition la même “menace”. A chaque époque ses gouvernants prédateurs. A chaque époque ses suceurs de sang. A chaque époque donc, l’événement qui produit un effet de cisaille sur les consciences du temps, parce qu’il annonce l’abjection qui vient et nous rappelle le télescopage des temps et des lieux et les points de cristallisation historique, à partir desquels tout s’articule et surtout la comparaison. “Les lettres du général Hussein à Khérédine” parlent de tous les temps et demeurent donc éternellement actuelles. Elles sont contemporaines de notre époque, parce qu’elles illustrent des émotions, attitudes et comportements qui exhument l’horreur réelle au sommet de l’”État défaillant”, capté par les ignorants et les arrivistes sous les euphémismes qui pullulent à l’envi dans l’univers de mensonges politiques.
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