Le vin dans la révolution Analyseur crucial de la société globale

Projeter un éclairage sur une société mohamétane à travers un verre de vin, ce breuvage haram, pourrait sembler inapproprié. Mais là c’est ignorer la méthode, le génie et l’outil de la sociologie.

Hors de sa perception par les individus, les groupes et les sociétés, le vin en soi n’existe pas. Un sociologue, en tant que tel, n’a rien à dire sur le vin, domaine des fins dégustateurs, mais il a tout à dire sur les multiples façons dont les viticulteurs, les vendeurs, les acheteurs, les consommateurs et les inquisiteurs le perçoivent.

Les Grecs inventèrent un Bacchus impensé là où délibèrent les voués à l’islamité. Au sujet des boissons alcoolisées, la position prise aujourd’hui par les nahdhaouis, contre les apôtres du jihadisme salafiste, paraît inaugurer une bifurcation politique après la non-intervention des pouvoirs publics. Vendredi, à Sidi Bouzid, les salafistes menacent de recourir à la violence physique au cas où les barmen refuseraient de fermer leur boutique satanique. Dans la nuit de samedi à dimanche, ils incendient un dépôt d’alcool et agressent les mécréants prévenus auparavant, ces contrevenants à la nouvelle interdiction.

Raison de la colère populaire, ce passage à l’acte provoque aussitôt une action contraire. Outre les pneus mis à feu devant la mosquée, celle-ci reçoit un coup de fusil.

Oser tirer sur la maison d’Allah, geste paroxystique —s’il en est— franchit le seuil interposé entre le profane et le sacré. Les idées mènent le monde et le monde mène les idées. Ainsi parlaient Marx et Gramsci combinés. Ce n’était rien qu’une mosquée visée par un fusil ; mais il n’y a ni détails insignifiants, ni faits divers en sociologie.

Violence et contre-violence au niveau local préfigurent l’éventuelle guerre civile au plan de la société globale. Algérie, Libye et Syrie avertissent la Tunisie dans un monde où nul pays n’échappe à ce risque malgré les spécificités. Au moment où, par le recours à la violence, les jihadistes exhibent l’institution de l’Etat dans l’Etat, les nahdhaouis, acculés à relever le défi, opposent l’impératif catégorique de l’Etat moderne, seul détenteur de la force légitime par quoi la peine de mort diffère du crime.

Face au spectre de la déstabilisation, le ministre de la Justice énonce une formulation conforme à cette problématisation. Ce propos sourd d’un lieu où il est question de lois dictées soit par la jungle, soit par l’Etat : «Je dis à ces gens-là, qui pensent que l’Etat a peur d’eux, que la promenade est terminée et que ceux qui dépassent les lignes rouges seront punis». Au vu de cette phrase, le vin, support de luttes engagées pour la conservation ou l’appropriation du pouvoir, ne trouve aucune table rase. Le halel et le haram composent avec les injonctions venues de la rubrique politique. De la vendange au sommet de l’Etat, interfèrent les multiples paliers, niveaux ou champs sociaux. Pour cette raison, celle de la globalité, la sociologie n’est pas une discipline à classer parmi les autres ; car, on le voit ici et partout ailleurs, elle dialogue avec toutes les autres. Rien n’est situé hors de la société. Entre la bière du samedi et la prière du vendredi, ainsi titube la Tunisie. Humiliée durant les six décennies du système totalitaire, en dépit de l’indépendance acquise, la foule, descendue dans la rue, vocifère. Fou de rage, revenu à juste titre au temps immémorial du langage sauvage, le peuple, surpris par lui-même, rédige une chronique véridique et plie la page affectée à l’ère du bavardage.

Sur la voie parcourue de l’indignation à la Révolution, il inspire l’écriture d’un ouvrage et suggère ce titre, en guise de message : «Dégage sans tambour, ni trompette, ni bagage».  Par delà maints jalons aléatoires de l’histoire, il répercute ce cri fabuleux de Chebbi : «Si un jour le peuple a voulu la vie». D’une révolution à l’autre, depuis la genèse, à chacun sa marseillaise.

Mère nourricière du pouvoir politique selon Spinoza, la puissance populaire seule, sait rappeler, de temps à autre, la grande leçon de fraternité. Mais rien ne garantit la concorde et surtout pas je ne sais quelle fatalité. A tout moment bruissent plusieurs devenirs possibles et à moins de jouer au devin patenté, mieux vaut s’en tenir à la prévision du passé. Aujourd’hui, les nahdhaouis au pouvoir proclament leur disposition à mater le salafisme jihadiste et celui-ci cherche à élargir son rayon d’action. Sitôt le feu signalé à Sidi Bouzid, voici l’incendie allumé à Jendouba et à Ghardimaou, zones forestières et frontalières, si propices aux maquisards sans frontière. Guevara, le théoricien de la guérilla, préconisait plusieurs foyers à la fois. Les guérilléros latino-américains mettaient à profit la gordillère des Andes et les jihadistes narguent les policiers une fois réfugiés sur le toit de la mosquée. Le contenu intrinsèque de l’islamisme ou du communisme, deux croyances, n’intervient pas dans l’homologie des manières de faire. A l’action suffit la conviction. Mais pour les artisans de la Zitouna réhabilitée, comment ordonner l’assaut de la mosquée ? A la fois, pratiques et emblématiques, ces nouveaux signaux contradictoires, ajoutent leurs effets à la complexité. Cependant quelques intellectuels aux têtes dites bien faites jouent aux prophètes. Les censés savoir évoquer l’avenir plus ou moins lointain, usurpent la science réservée aux devins et prennent les enfants du bon Dieu pour des crétins. Leur char, tous feux éteints, caracole bien loin du lieu où la jeunesse rivalisa de prouesses.

De l’indignation à la révolution, elle atteint l’apocalypse d’où surgit ce cri : Dégage sans tambour, ni trompette, ni bagage. Et maintenant, voici venu le temps où le vin fleure deux parfums.    

 

Par Khalil Zamiti  

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