Les années révolution ont été des années fastes pour le cinéma tunisien avec l’explosion de la production et de la créativité cinématographique. Une movida bien de chez nous qui nous a permis de découvrir un grand nombre de metteurs en scène, de scénaristes et de techniciens habités par la création et le rêve cinématographique. La production n’a jamais été aussi importante et plus de 60 films ont été produits au cours de l’année 2014 parfois même avec des moyens rudimentaires. Par ailleurs, les manifestations cinématographiques et les festivals se sont multipliés partout en Tunisie suscitant l’engouement du public et particulièrement d’une jeunesse qui a trouvé dans le cinéma un écho à ses rêves, ses inquiétudes mais également ses espoirs. Ainsi, les JCC sont devenues une manifestation annuelle et un haut lieu de la mobilisation culturelle comme les autres manifestations attirant un large public en quête de rêves et d’utopies.
Ce dynamisme et cet activisme de la scène cinématographique tunisienne ont suscité l’intérêt voire même l’enthousiasme des festivals et des amoureux du cinéma dans le monde. Ainsi, beaucoup de metteurs en scène tunisiens se sont distingués dans différentes manifestations et plusieurs films tunisiens ont obtenu des prix et des consécrations dans des festivals à l’étranger. La dernière des distinctions revient au jeune metteur en scène Nidhal Chatta dans le dernier long-métrage documentaire a été projeté en première mondiale à New Delhi le 9 octobre 2015. Une première dans l’histoire de notre cinéma qui s’est faite en présence du metteur en scène et de son producteur associé et amoureux du cinéma Férid Memmiche, ainsi que quelques privilégiés invités qui ont fait le déplacement de Tunis jusqu’à la capitale indienne pour vivre ce moment mémorable et cette reconnaissance de la part de la capitale du Bollywood de la création de la jeune cinématographie tunisienne. D’ailleurs, une invitation qui s’explique par la participation de l’Inde dans la production de ce film grâce au dynamisme de l’ambassadrice indienne en Tunisie son excellence Nagma Mallick.
Le film sortira bientôt dans les salles tunisiennes mais j’ai eu le privilège de faire partie des convives qui ont assisté au mois de juillet dernier à une projection privée dans la salle l’Agora du non moins amoureux du cinéma et metteur en scène Mohamed Ali Okbi. Une projection qui nous a permis de redécouvrir le talent et la créativité de Nidhal Chatta, un des porte-drapeaux de la nouvelle cinématographie tunisienne. Nidhal Chatta est venu au cinéma après des études d’écologie et d’océanographie. Il a réalisé pour la BBC quelques documentaires sous-marins avant de se consacrer à une œuvre cinématographique d’une grande sensibilité. On peut retenir dans l’œuvre de Nidhal Chatta quatre courts-métrages dont “L’horizon englouti ” qui a été distingué dans beaucoup de festivals mais aussi deux longs-métrages : No man’s love réalisé en 2000 et Le dernier mirage en 2010. Nidhal a été également producteur de longs-métrages et de séries policières pour la BBC.
Avec Le zéro, son dernier long métrage, le metteur en scène s’attaque à un sujet plus complexe et difficile. Il s’agit de nous faire revivre l’histoire du chiffre zéro. Une histoire complexe et surtout savante qui se situe aux frontières des mathématiques, de la philosophie et des croyances humaines. Toute la question que l’on se posait était de savoir si Nidhal Chatta allait réussir cet exercice périlleux mais en même temps exaltant.
Et, la conclusion qui s’impose après avoir visionné le film est qu’il a remporté cette gageure et ce défi en retraçant les passions qui ont entouré l’histoire du zéro sans que l’on retombe dans l’ennui d’un documentaire digne des chaînes de télévision de vulgarisation scientifique. Le metteur en scène a réussi son pari en faisant le choix d’une écriture cinématographique qui cherche à concilier la narration avec l’interview et le documentaire. Cet équilibre nous a permis de suivre avec intérêt cette longue histoire faite de débats scientifiques et de passions humaines. Le film est construit autour d’un dialogue entre un père, mathématicien et historien des sciences joué à la perfection par Hichem Rostom et son fils. Le fils, adolescent éprouve les plus grandes difficultés à faire des choix pour l’avenir et c’est le motif que va choisir le père, universitaire d’une grande curiosité intellectuelle pour entamer avec lui un grand voyage initiatique dans l’histoire des sciences afin de découvrir la contribution de nos aïeuls dans l’écriture de ce long chemin de découvertes de la nature et de ses secrets.
Le metteur en scène a également réussi son pari dans la mesure où il nous a emmené à visiter les hauts lieux de l’histoire des sciences dans le monde entier et particulièrement à Tunis, à New Delhi et dans bien d’autres endroits. Un voyage qui nous a permis de voir que le parcours de la science est un parcours global et universel dans lequel beaucoup de peuples ont joué un rôle.
Ce dialogue et le voyage sont peints par petites touches issues de l’histoire fabuleuse de ce chiffre inquiétant. Le film remonte aux origines du zéro en Mésopotamie dans les sociétés gréco-romaines qui, en dépit d’un grand développement scientifique, vont opposer une fin de non-recevoir à ce chiffre qui ouvrait des horizons infinis au monde clos qu’ils avaient réussi à construire. C’est à Bagdad et dans les autres métropoles de l’empire musulman du Caire à Kairouan et Cordoue à Damas que le zéro trouvera ses lettres de noblesse auprès des mathématiciens arabes. Le film retracera aussi la résistance qu’opposera l’Europe chrétienne à ce chiffre qui ne reprendra sa place qu’à partir de la renaissance.
C’est une histoire fabuleuse que le film de Nidha Chatta a réussi à tracer avec beaucoup de rigueur mais aussi une grande poésie. Une histoire dont on retrouve les échos dans nos passions actuelles avec cette quête de futur et cette volonté d’ouvrir notre monde sur l’autre, la pluralité et la multiplicité et échapper ainsi aux sociétés closes dans lesquelles beaucoup cherchent à nous enfermer.
Espérons que ce bel essai cinématographique sur l’universel, l’ouverture et la multiplicité trouve l’accueil qu’il mérite auprès du public lors de sa prochaine sortie sur les écrans tunisiens.