Lébid Zaafrane : “La BFPME fait sa révolution…”

L’unique et la seule banque de développement en Tunisie, la BFPME, fait face aujourd’hui à plusieurs difficultés financières qui ne datent pas d’aujourd’hui mais qui remontent plutôt à de nombreuses années. Dans son entretien avec Réalités, Lébid Zaafrane, Directeur général de la banque a expliqué que ces problématiques ont déjà émergé depuis les premières années. Pour lui, la BFPME a été créée à la hâte. Or, la création d’une banque, selon ses dires, doit répondre à un certain nombre de règles et ce n’était pas le cas pour la BFPME qui a vu le jour selon une conception inappropriée.
Il a, par ailleurs, dénoncé le fait de voir la banque soumise aux choix politiques du gouvernement sans pouvoir bénéficier d’une réelle compensation de la part des autorités publiques bien que contrairement aux banques commerciales, la BFPME travaille dans les régions intérieures où le risque est beaucoup plus élevé.
Malgré ces difficultés, la banque n’est pas restée les bras croisés. Au contraire, elle a continué à travailler avec ses propres ressources et on a pu améliorer notre situation en termes de recouvrement et de maîtrise des ratios, notamment depuis 2018.
Face à cette situation, la banque a engagé un plan de restructuration ambitieux qui porte sur plusieurs volets dont une augmentation de capital en numéraire réservée à la CDC à hauteur de 46 millions de DT, soit 40 % du capital.

Bien que représentant un enjeu stratégique pour la BFPME, la Banque des régions ne voit pas encore le bout du tunnel. Quel  en est l’impact sur la situation générale de l’unique banque de développement ?
Créée en 2005, la BFPME est la seule banque de développement dans le pays après la conversion en banques universelles dans les années 1990 des banques de développement à capital mixte, et l’absorption de la BDET et de la BNDT par la STB BANK. Ce genre de banques est en train de jouer le rôle de locomotive économique dans tous les pays développés. Les modèles de développement économique des pays comptent toujours sur leur banque de développement pour atteindre leurs objectifs tracés.
Notre paysage financier en Tunisie compte actuellement 23 banques, dont la BFPME qui a été créée dans la précipitation sans répondre à un certain nombre de règles logiques à respecter. En effet, la BFPME a été créée selon une conception inappropriée. Son business modèle a montré ses limites dès les premières années d’activité. Toutefois, chaque banque de développement doit faire preuve de stabilité et de sécurité financière pour accomplir les missions qui lui sont confiées.
La BFPME a été amenée à booster la création d’entreprises, surtout dans les zones de l’intérieur du pays, sans exiger de garanties en dehors du projet d’investissement et sans pouvoir bénéficier d’une compensation de la part des autorités publiques.
De plus, la BFPME n’est pas soumise à des ratios spécifiques de la part de la Banque centrale bien qu’il s’agisse d’une Banque de développement et son activité n’est pas basée sur les dépôts de la clientèle, comme c’est le cas pour les banques commerciales. Ses ressources financières proviennent entre autres des lignes étrangères à travers les organismes internationaux qui lui ont fait confiance, ainsi que des fonds budgétaires de l’Etat.

Les banques commerciales pourraient-elles remplacer aujourd’hui les banques de développement ?
Dans notre modèle économique actuel, les banques commerciales sont incapables de jouer le rôle des banques de développement. En effet, l’activité de la BFPME ne se limite pas aux crédits à moyen et long termes qu’elle accorde aux PMEs, mais essentiellement à l’accompagnement et au coaching des promoteurs qui se font gratuitement au niveau de la BFPME. Une grande partie de l’activité de ladite banque n’est pas facturée. En plus, les conditions de crédit de la BFPME sont très avantageuses par rapport à celles des banques commerciales. La BFPME octroie des crédits participatifs aux promoteurs à un taux d’intérêt de 0% ou de 4% sur une durée de 8 ans avec 3 années de grâce, en plus des crédits à moyen et long termes octroyés aux PME à des taux compétitifs largement inférieurs à ceux du secteur (entre 7 et 8,5%).  Notre premier objectif est de préserver l’intérêt et la pérennité de nos PMEs.
La BFPME ne peut pas continuer à opérer avec un business modèle basé sur un mono-produit. Nous sommes une banque à 100% publique et notre gouvernance est basée sur celle des entreprises publiques. 65% de notre portefeuille de crédits aux PMEs sont basés dans les régions de l’intérieur. Nous sommes là car il s’agit d’un choix politique et d’une orientation stratégique puisque les banques commerciales se résignent à financer des projets implantés dans les régions intérieures où le risque est beaucoup plus élevé.
C’est aussi assez difficile pour nous que la BCT continue à appliquer à la BFPME les mêmes règles prudentielles et les normes de calcul des provisions comptables appliquées aux banques commerciales.
Les banques de développement reconstituent leur capital social chaque 5 années d’exercice. Le capital social de la BFPME a été augmenté en 2009 de 50 MD pour atteindre 100 MD. En 2015, la Loi de finances complémentaire a décidé de l’augmenter de 100 MD et a adossé cette décision à la création de la Banque des régions. Cette décision n’a pas été finalisée. Ensuite, la Loi de finances de 2019 dans son article 27 relatif à la création de la Banque des régions, a prévu une libération du capital de ladite Banque de développement avec un montant de 100 MD.
Aujourd’hui, aucune de ces deux dernières décisions n’a pu être appliquée à cause de l’instabilité des gouvernements. La BFPME demeure victime, obligée de continuer son rôle de financement et d’assistance aux PMEs sans ressources stables, à cause de son déséquilibre financier (l’article 388 du Code des sociétés commerciales). Avec un portefeuille de créances accrochées représentant 83% et une aggravation de la situation de ses relations suite aux effets néfastes de la crise de la Covid-19, la BFPME trouve du mal à honorer le règlement de ses échéances envers ses bailleurs de fonds étrangers, crédits rétrocédés par l’État à ladite banque.

Vouée à elle-même, la BFPME s’est donc concentrée sur le recouvrement renforcé et agressif de ses créances et a pu continuer son activité grâce aussi au recours à ses partenaires étrangers stratégiques (le QFF avec 15 MD et le FADES avec 10 millions de $) qui continuent à faire confiance à la nouvelle direction générale de la banque, tout en exigeant en parallèle sa restructuration financière. En l’absence ou avec le retard dans la réalisation de cette opération, la BFPME court aujourd’hui, en plus de ses risques de crédit et opérationnels, un grand risque de liquidité qui menace sérieusement la poursuite de son activité.

Malgré toutes ces difficultés et grâce à la volonté de son personnel, la BFPME continue à naviguer avec ses propres ressources et a pu améliorer sa situation en termes de recouvrement et de maîtrise des ratios, notamment depuis 2018.

C’est vrai qu’il y a eu une baisse en termes d’approbation de financement des projets. Mais cela est naturel, surtout dans le contexte de la pandémie de la Covid-19.

Côté chiffres, 26 MDT sont environ débloqués en moyenne (sur la période 2018-2021) aux PME, correspondant à près de 90 projets annuellement. A ce jour et depuis la création de la BFPME, les projets que nous avons financés ont permis la création de près de 31.000 postes d’emplois, pour des engagements en CMT de la Banque de 385 MD. La Banque a normalement absorbé l’ensemble de son capital social de 100 MD.

Face à cette situation de blocage, quelles pourraient être les solutions ?
La mise en place de la Banque des régions qui aurait dû fusionner la BFPME et la SOTUGAR, s’impose aujourd’hui pour changer la donne.
Une deuxième alternative serait également plausible grâce à un partenariat juridique, financier et politique avec la Caisse des dépôts et consignations (CDC Tunisie) via sa participation éventuelle au capital social de la BFPME (46 MD), accompagnée d’une conversion des impayés restants de la dette JICA (59 MD) et l’accord par le FADES d’une nouvelle ligne de financement de 50 millions de $.
Par rapport au processus post-approbation, environ 2/3 des relations parviennent à boucler leur schéma de financement alors que le tiers restant trouve des difficultés à convaincre les banques commerciales, les SICARs et les fonds d’investissement. Près de 80% des projets n’arrivent pas à décoller, 20% d’entre eux arrivent à honorer convenablement leurs premières échéances de remboursement. Globalement, le taux de réussite général d’une PME varie entre 50 et 60%.

Quelles sont les causes de cet échec ?
Les causes sont multiples et sont dues principalement à l’environnement entrepreneurial, à l’infrastructure et à la bureaucratie administrative. Ces phénomènes exogènes pèsent lourdement sur une décision d’investissement. De toute façon, pour qu’un projet trouve le financement requis, cela nécessite un environnement porteur, un marché assuré, un risque managérial maîtrisé et un montage financier adéquat basé sur un taux de financement en Equity convenable, supérieur généralement (en fonction de la nature des projets) à 45 % du coût total de l’investissement, capable de dégager un levier financier positif, devenu avec la hausse des taux d’intérêt des crédits difficilement réalisable (concept de création de valeur ajoutée économique EVA). Aussi, le schéma d’investissement doit contenir une bonne estimation du BFR (Besoin en fonds de roulement) structurel de démarrage, poste très important et souvent négligé et sous-estimé par nos promoteurs.
Dans les pays développés, le développement de l’esprit entrepreneurial commence depuis la maternelle (à l’âge de 5 ans), alors qu’en Tunisie, c’est à l’université que l’on découvre le monde de l’entrepreneuriat, et encore ! Nos jeunes étudiants ne doivent plus compter sur la fonction publique, les entreprises publiques, les banques… Ils doivent penser à créer leurs projets en partenariat avec leurs amis.
En Tunisie, la PME est fragile parce qu’elle est financée par des dettes alors que les fonds propres sont souvent assez faibles, ce qui leur fait subir de plein fouet l’effet de l’endettement et l’effet du retard dans l’entrée en activité. Il faut changer de conception à ce niveau. Pourquoi continuer à suivre un chemin erroné ?

Pour changer la donne, la BFPME a-t-elle opté pour un nouveau plan d’action ?
Le nouveau plan d’action de la BFPME devrait dépendre de celui de l’économie nationale en matière de financement des PME qui représentent plus de 80% du tissu économique :

  • La BFPME doit servir la politique de développement de l’État en coordination étroite avec les autres acteurs économiques publics.
  • La BFPME doit davantage servir et renforcer le secteur bancaire tunisien.
  • La BFPME agira en tant que coordinateur et gestionnaire de fonds d’aide au financement, afin d’en augmenter la taille en offrant aux partenaires de la Tunisie un canal clair et conforme aux normes internationales.
  • La BFPME suivra des standards internationaux en matière de gouvernance interne, qui seront attrayants vis-à-vis de ses futurs bailleurs de fonds et qui permettraient de contourner – le plus rapidement possible – les contraintes budgétaires de l’État, en transformant la BFPME en une institution économiquement pérenne et financièrement rentable.
  • La BFPME sera une banque digitale, à l’instar du reste du secteur financier en adoptant les meilleures pratiques en la matière.
  • La BFPME agira en partenariat avec les banques commerciales et non en concurrence avec elles.
  • La BFPME serait l’outil de R&D du secteur bancaire tunisien pour lui permettre d’élargir son champ d’action en respectant ses critères d’évaluation et de mesure des risques.
  • La BFPME va cibler également les PMEs pour la préservation au moins des emplois existants et ce, à travers l’accompagnement et le financement adéquat en BFR structurel.

Pour bénéficier de l’expérience de son personnel qualifié, sa forte présence dans les 24 gouvernorats du pays et sa connaissance confirmée des problèmes des PMEs, la restructuration de la BFPME est plus qu’urgente. Le système financier tunisien a besoin rapidement d’une banque de développement pérenne et solide.

Quelles seraient les exigences immédiates de la BFPME ?
– Reconstituer le capital : échapper à l’article 388 du Code des sociétés commerciales.
– Faire baisser le taux des créances accrochées par le choix de nouveaux financements à faible risque, d’une part, et adopter une nouvelle politique de recouvrement plus agressive, d’autre part.
– Satisfaire au mieux les besoins des PMEs, notamment par le financement à faible taux d’intérêt des CMT, du BFR structurel et des prêts participatifs et assurer l’accompagnement adéquat durant toutes les phases de création ou d’extension des PME.
– Diversifier les produits de financement offerts aux PME, tout en réduisant le délai de rotation de ses actifs.
– Acquérir un global banking adéquat et mettre en place un manuel des procédures issu du système d’information à implémenter.
– Présenter un nouveau business modèle économique qui garantit les équilibres financiers de la banque avec une meilleure gestion de son portefeuille.

Le rapprochement CDC-BFPME serait une solution à court terme ?
Toutes les réussites et tout le rayonnement international de la CDC ne sauraient, en effet, faire oublier le grand effort qui lui reste à déployer. Une croissance rapide exige une consolidation des fondations et une pro-activité sur les reconfigurations qui se dessinent à l’avenir.
Il appartient aujourd’hui à la CDC de redéfinir son rôle, de réfléchir sur ses projets d’avenir et de se restructurer en conséquence. Le partenariat avec la BFPME pourrait faire partie de ses chantiers prioritaires pour optimiser ses actions de promotion des PMEs.
La CDC aurait à financer l’equity des PMEs (contribution à raison de 20%), la BFPME assurerait le financement en crédit en co-financement avec les banques commerciales et la SOTUGAR via son mécanisme de garantie va boucler la chaîne de financement des PMEs tunisiennes.
La CDC agirait comme une société mère dans ce mécanisme qui récolterait les fonds étrangers et locaux nécessaires via un modèle de contrôle et de management adéquat à son groupe (la CDC Gestion, SMART CAPITAL, les autres fonds d’amorçage et d’incubation, la BFPME via ses 24 agences régionales et l’expérience de ses cadres et la SOTUGAR à travers DHAMEN EXPRESS notamment). La CDC pourrait ainsi optimiser son intervention avec les PMEs tunisiennes et leur ouvrir des horizons encourageants.

Propos recueillis par Khadija Taboubi

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