«L’économie tunisienne, certes dans un état critique, mais pas en faillite»

Le Pr Ali Chebbi est conseiller du Premier ministre chargé des dossiers politiques macro-économiques. Il donne son avis et propose des schémas de croissance. Il nous donne  ici son avis sur la conjoncture et les perspectives de relance.  À noter que M. Chebbi est également membre du conseil d’administration de la BCT. Lequel conseil chapeaute les principaux choix stratégiques  portant sur les taux d’intérêt, les taux de change et la stabilisation monétaire du pays. 

 

Quelle analyse faites-vous de la situation économique actuelle du pays ? 

L’analyse de la conjoncture économique devrait répondre à des conditions méthodologiques, la lecture de la conjoncture ne devrait pas filer des doigts la composante structurelle, c’est-à-dire durable. Il faut voir tout d’abord la tendance globale de l’économie tunisienne dans son aspect structurel et l’analyse de la conjoncture prendra le référentiel structurel comme base. La conjoncture économique est lisible sur un délai de trois mois sur l’évolution de l’inflation, du taux de change et des équilibres macro-économiques globaux à savoir le solde budgétaire domestique ou extérieur. Plus ce déficit s’élargit, plus la situation devient difficile. La politique macro-économique est appelée à contrôler les déficits et proposer des instruments pour rétablir l’équilibre macro-économique dans le moyen et long terme. Pour ce qui est des tendances structurelles, elles sont mesurées par le taux de croissance du PIB et la capacité de l’économie à créer de l’emploi. L’économie a des capacités de résilience reconnue par les instances internationales d’évaluation, elle est capable à une certaine limite d’absorber, les chocs externes. C’est un fertilisant de l’économie tunisienne qui a été mis en évidence à travers les différences crises économiques vécues depuis toujours. On se rappelle des crises de 1997, 2001, 2008. À chaque fois qu’il y a une récession internationale notamment en Europe, l’économie tunisienne a montré des capacités à absorber les chocs. La récession en 2012 en Europe n’a pas eu d’effet notoire sur la croissance et l’emploi en Tunisie, bien que des secteurs aient été touchés par les fluctuations cycliques de l’industrie en Europe. L’économie était capable de maintenir sur les 20 dernières années, un taux moyen de croissance de 5%, mais aujourd’hui nous sommes à un taux moindre. Nos calculs nous ont montré que cette moyenne de 5% utilise 96% du potentiel de croissance en Tunisie. Les marges de manœuvre pour suivre les emplois sont réduites, voire inexistantes. C’est-à-dire sur le court terme, il est impossible de résorber le chômage notamment qualifié. Pour arriver à suivre le rythme des nouvelles arrivées sur le marché de l’emploi il faut passer à un nouveau palier de croissance de 7 ou 8%. Ce qui impose des changements structurels de l’appareil productif sur sept ans. Même si l’économie tunisienne se rétablit, elle ne sera pas capable de créer des emplois sans ces changements. Maintenant si on prend en compte ces indicateurs, on peut lire la conjoncture. Celle-ci ne devrait pas nous cadenasser pour ne pas voir le futur. C’est-à-dire que s’il y a des tendances à la hausse et qui sont considérées comme conjoncturelles, il ne faut pas dire qu’on est sotie de la crise. En même temps si on voit des tendances à la baisse il ne faut pas crier non plus à la catastrophe. Car toutes les variables économiques sont sujettes à un comportement cyclique que ce soit à la hausse ou à la baisse. La conjoncture est caractérisée par un taux de croissance trimestriel de 3,2% par rapport à 2012. Cette croissance vient de la demande domestique. 1 point de croissance vaut 40% de la demande effective domestique destinée à la consommation finale. C’est bien dans le sens ou on peut soutenir la croissance par la demande et c’est mauvais, car une faible partie de cette consommation est dédiée aux biens d’équipements et de technologie ayant de la valeur ajoutée et renforce la compétitivité du pays hors prix. Si jamais il y a un choc de revenu ou une inflation galopante, cela pourrait hypothéquer la croissance. L’augmentation des salaires bien qu’elle soit lourde sur le budget de l’État soutient la demande et le pouvoir d’achat pourrait ne pas être détérioré. Plus en détail, on enregistre des secteurs sinistrés à savoir les mines dont la contribution au PIB est de5% ce qui n’est pas négligeable. Un coût fatal sur l’économie tunisienne qui le subira pas uniquement ces deux dernières années, mais les prochaines aussi. Le secteur agricole a fait une contreperformance notoire. Depuis des années, ce secteur n’a jamais fait de croissance négative sauf cette année (-1,6% de croissance au premier trimestre 2013). Plusieurs champs d’exploitation ont été endommagés, soit par les incendies ou par l’utilisation d’insecticides contraires aux normes. En effet des agriculteurs se sont approvisionnés sur le marché parallèle, vu les prix moins chers de ces produits à ceux des  vendeurs agréés. Cela a engendré l’endommagement de plusieurs champs de fruits dédiés à l’exportation. Le secteur des industries manufacturières fait partie aussi des secteurs sinistrés, puisque 80% des IME sont exportatrices en Europe et vu la récession européenne, l’activité a baissé. Par ailleurs la multiplication des revendications sociales a perturbé aussi l’activité de ce secteur. En revanche les secteurs qui ont contribué à cette croissance enregistrée et ont repris en 2013 ce sont les services, quelques branches des industries manufacturières et le tourisme. L’économie tunisienne a réalisé un taux de croissance de 3,2% pour ce deuxième trimestre, ce serait de l’impossible qu’elle réalise 4,5% prévu dans le budget, donc la Tunisie doit réviser à la baisse ses prévisions budgétaires basées essentiellement sur ce taux de croissance. Une fois le taux de croissance est révisé à la baisse, par conséquent le taux du déficit, le taux d’endettement et tous les équilibres macro-économiques doivent être révisés à la baisse. 

 

L’une des conséquences de la révision à la baisse des équilibres macro-économiques, le changement des conditions du  crédit du FMI ? 

Il faut noter que ce crédit du FMI est très avantageux, sachant que notre notation par les agences de rating a été considérablement dégradée et donc difficile pour nous de se ressourcer sur les marchés financiers pour faire face à notre besoin de financement. Cette révision a fait que le crédit initialement en stand-by soit reconçu pour qu’on passe directement au tirage. Le contrat de ce crédit garde le même taux d’intérêt, le même coût et la même période de grâce. En revanche ce qui change c’est que dans chaque tirage il y aura des agios imposés à la Tunisie. Par ailleurs au niveau institutionnel, ce prêt initialement conçu pour les équilibres macro-économiques globaux dans leur composante dépense publique d’investissement, ne peut être utilisé qu’une fois approuvé par l’ANC. Sauf que celle-ci ne l’a pas encore fait et donc le premier tirage (10% du prêt)  fait le 8 juillet est entre les mains de la BCT. Il sera utilisé pour le moment dans les réserves pour consolider la balance des payements. Donc un bien pour un mal.  

 

À cause de la conjoncture économique qui se complique de plus en plus, la Tunisie a vu baisser sa note souveraine encore une fois par Standard & Poors? Quelles conséquences ? 

Selon le rapport de l’agence de notation Standard & Poors, les raisons de la dégradation de la note de la Tunisie sont la légitimité populaire des institutions de transition qui est de plus en plus contestée et la montée du  risque du terrorisme. Selon ces deux principales raisons, la note B pour le court terme n’a pas été révisée, par contre la Tunisie passe de BB à B avec perspectives négatives. Cela veut dire que si la conjoncture continue, l’agence de notation continuera elle aussi à dégrader la note de la Tunisie. À partir du moment où le climat d’investissement devient risqué, caractérisé par la spéculation, cela découragera les investissements directs étrangers. Le B est presque un appel aux IDE à ne pas investir en Tunisie. Un appel aussi aux bailleurs de fonds privés : si la Tunisie vient vous solliciter pour un financement, facturez au maximum la dette. Mais ce n’est pas évident que cette année la Tunisie aille sur le marché financier puisqu’on dispose notamment du crédit du FMI, 1,7 million de dollars, du crédit de 24 millions de yens avec une garantie du gouvernement japonais et le programme d’appui à la relance économique financé par la Banque mondiale (500 MD). Donc on a presque bouclé cette année 2013.

 

Les propos de certains économistes qui annoncent la faillite au mois de septembre seraient-ils infondés ? 

Effectivement ces propos sont infondés en se basant sur ce qu’on a comme financement et aussi en se basant aussi sur la note de Standard & Poors. Pour que la Tunisie soit en faillite (risque de défaut de payement), il faut que sa note dégringole à D. ce qui n’est pas le cas actuellement. Mais si les événements de violence dans l’économie institutionnelle continuent de survenir, cela affaiblira l’État et la Tunisie pourra tomber en faillite. Mais de là à vaticiner que l’État tunisien sera en faillite et plus précisément en septembre et prédire que les salaires dans le secteur public ne seront pars versés est loin d’une vision professionnelle à l’économie, si ce n’est une trahison aux principes de la rigueur scientifique.

 

Comment voyez-vous le rôle des élites économiques dans la transition économique en Tunisie ? 

L’élite doit jouer le rôle de l’éclairage de l’opinion publique. L’élite au sens économique est une partie de la population qui a de l’influence. Une influence intellectuelle ou économique. L’UTICA par exemple est une élite. Les économistes et experts sont aussi des élites. La communication avec cette élite est fondamentale. Il faut expliquer au citoyen qu’on ne peut pas dans une circonstance de transition, réduire le déséquilibre, créer de l’emploi, soutenir la croissance et maîtriser l’inflation. Cela relève de l’impossible. Actuellement, le citoyen est soumis à une industrie d’opinion venant de personnes qui ne sont pas de vrais experts. Les élites économiques qui peuvent apporter un plus à la scène économique et contribuer positivement à la transition économique n’ont pas été sollicitées jusqu’à maintenant par les médias et la presse. Il n’y avait pas de débat national sur des questions économiques. Des rencontres ont été organisées juste pour faire le verdict de l’économie tunisienne sans pour autant analyser la conjoncture économique et proposer des alternatives de sortie de crise. Les quelques débats organisés dans les médias sont vraiment en dessous de la moyenne de par l’incompétence économique de la personne qui mène le débat et de ses invités. Cela ne peut qu’alarmer les IDE à venir en Tunisie. Des chiffres sont balancés sans expliquer le comment et le pourquoi, c’est grave et cela induit les gens en erreur. Cela fait partie tout simplement du verbiage. 

 

Quelles solutions proposez-vous ou avez-vous proposé au Premier ministre, puisque vous êtes son conseiller économique, pour sortir de la crise actuelle? 

Les solutions sont plutôt politiques. Il nous faut un consensus national sur les différents points de discorde. Je ne suis pas pour la dissolution de l’ANC et donc l’annulation de tout ce qu’elle a fait jusque-là. Je pense qu’il faut plutôt exercer une pression sur l’ANC pour qu’elle finisse sa mission. Il faut que l’économique ne soit pas l’arme des politiciens. L’économie est la vraie souveraineté nationale. À mon sens la deuxième révolution est celle du travail et de la productivité. 

Entretien conduit par Najeh jaouadi

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