L’écosystème médiatique en Tunisie : Effondrement ou crise étouffante ?

Par Dr Souhir Lahiani

Par Dr Souhir Lahiani

 Les évolutions de l’écosystème médiatique en Tunisie s’accélèrent. Les transformations se déploient à un rythme effréné, marquées par une série de mutations profondes. Ces évolutions englobent notamment les changements dans les habitudes de consommation médiatique, la crise persistante du marché publicitaire, ainsi que les bouleversements dans les modèles économiques traditionnels. Face à ce paysage en constante évolution, les médias se trouvent contraints de s’engager résolument dans une démarche d’amélioration continue.
En effet, comme l’explique Selma Fradin, depuis les années 2000, chacun est devenu un média potentiel : homme politique, citoyen, journaliste, entreprise, ONG ou encore collectivité locale (Fradin, 2016). Tout le monde est en mesure de créer un blog, de diffuser une vidéo prise sur son smartphone ou de publier des photos en direct. Les utilisateurs interviennent en fait au niveau de la production de contenus ainsi qu’au niveau de la diffusion.
Les usages médiatiques évoluent rapidement, avec l’avènement des nouvelles technologies et des plateformes numériques. Les audiences sont de plus en plus diversifiées, jonglant entre différents canaux de diffusion tels que les réseaux socio-numériques, les applications mobiles et les sites web d’actualité. Cette fragmentation des audiences requiert des médias une adaptabilité sans cesse renouvelée pour atteindre efficacement leur public cible.
La crise du marché publicitaire exerce une pression considérable sur les médias traditionnels. Les annonceurs se tournent de plus en plus vers des plateformes en ligne et des modèles publicitaires alternatifs, réduisant ainsi les revenus des médias traditionnels. Cette situation précaire oblige les acteurs médiatiques à repenser leurs stratégies de financement et à explorer de nouveaux modes de monétisation tout en maintenant leur intégrité éditoriale.
Nous vivons à l’ère de la gratuité, de l’instantanéité et de l’abondance (Valéry Michaux, 2015).

 Initiative de réflexion sur la réforme des médias
Le media d’investigation tunisien Alqatiba, a lancé pour le mois de Ramadan 2024, une série de soirées rencontres/débats afin de tenter d’analyser et décortiquer la situation actuelle du système médiatique en Tunisie de manière scientifique et méthodique (l’état actuel, les problèmes, les points faibles, les causes immédiates et profondes de la crise, les responsabilités, etc.) et de réfléchir à un mécanisme capable d›unifier les efforts visant à réformer le secteur.
La première soirée s’est déroulée le 21 mars 2024 à la Cité de la culture, sous la forme d’un «face-à-face» entre le président du Syndicat national des journalistes tunisiens, Zied Dabbar, et le professeur universitaire, Dr Sadok Hammami. Cet événement a exploré de nouvelles voies de réflexion sur la réforme du secteur médiatique afin de trouver des solutions innovantes susceptibles de façonner un nouvel avenir pour le système médiatique en Tunisie.
Les deux intervenants ont débattu de l’hypothèse suivante : «Le système médiatique en Tunisie : effondrement ou crise étouffante ?». Chaque intervenant a présenté son argumentation pour analyser la situation et défendre son point de vue de manière logique et scientifique. Les participants à la soirée, y compris les professionnels des médias, les chefs d’entreprises et d’institutions médiatiques, les experts, les militants de la société civile et les bailleurs de fonds, ont également eu l’occasion d’interagir tout au long de la soirée en posant des questions pertinentes ou en faisant des interventions brèves et ciblées.
Les deux intervenants étaient étroitement alignés dans leurs opinions, partageant presque les mêmes arguments, points de vue et analyses sur la crise de l’écosystème médiatique. Leur constat était similaire, évoquant la crise de la publicité, la menace des réseaux socio-numériques, les enjeux pour la liberté d’expression (décret 54), ainsi que l’absence de structures réglementaires dans le secteur médiatique.
Dr Hammami et Dabbar ont tenté d’examiner de manière approfondie la situation critique des médias, soulignant les défis auxquels le secteur est confronté. Malgré leurs perspectives divergentes, ils ont unanimement reconnu l’absence de solutions rapides et simples pour remédier à la crise actuelle. En effet, comme l’a judicieusement souligné Hammami, il n’existe pas de solution miracle pour revitaliser les médias dans leur ensemble.
Le constat partagé par les deux intervenants met en évidence la nécessité d’une approche stratégique et collaborative pour amorcer un changement positif. Il est indispensable de réunir toutes les parties prenantes impliquées dans l’écosystème médiatique, y compris les médias eux-mêmes, le gouvernement, les organisations de la société civile et le public, afin de concevoir des solutions efficaces et durables.
Dr Hammami a mis en relief un aspect crucial de cette crise : la perte de confiance du public envers les médias. Hammami constate que les médias accordent plus d’importance à l’actualité du gouvernement qu’à celle des citoyens, comme le montre l’exemple des journaux télévisés où l’actualité gouvernementale est souvent traitée en premier. À l’heure actuelle, le public ne trouve pas son reflet dans les médias, car il n’y a pas de représentation adéquate de ses préoccupations. Les reportages ne sont pas authentiques, le traitement médiatique est superficiel et le public se sent exclu des informations diffusées par les médias. De plus, il n’y a pas d’études sur le public ni de prise en compte de ses attentes, ce qui conduit à une négligence de la part des médias envers leur audience.
Cette problématique souligne l’urgence d’une réforme en profondeur, non seulement pour restaurer cette confiance perdue, mais aussi pour renforcer la transparence, l’intégrité et l’objectivité au sein des médias. Il est impératif que les médias retrouvent leur crédibilité auprès du public pour jouer pleinement leur rôle de quatrième pouvoir et garant de la démocratie!
Optimiste, Zied Dabbar décrit la crise actuelle comme étant conjoncturelle et surmontable. Cependant, il souligne que si cette crise persiste, le pays risque de revenir à la période d’avant 2011, l’ère de Ben Ali, mais avec des conséquences encore plus graves. Il craint que l’État adopte une attitude plus hostile envers les médias, les considérant comme des ennemis.
La plupart des invités pointent le manque de formation à la déontologie et aux bonnes pratiques journalistiques comme une des causes principales du journalisme low cost pratiqué par de nombreux médias. Dans ce contexte, présente parmi les invités au débat, la directrice de l’institut de presse et des sciences de l’information, Hamida Elbour, constate, non seulement une dégradation et un effondrement de l’écosystème médiatique mais surtout un effondrement de la déontologie du métier. Depuis la révolution de 2011, le processus de réforme des médias n’a pas été accompagné d’une stratégie claire. Les changements et les réformes ne se reflètent pas uniquement dans les nouvelles nominations, mais surtout dans les textes de loi.
Selon Hamida Elbour, le journalisme de qualité est resté une aspiration pour de nombreux journalistes, mais sa pratique est entravée par les problèmes rencontrés par les entreprises médiatiques. Ces problèmes incluent le manque de ressources financières et d’infrastructures nécessaires pour produire un journalisme de qualité. De plus, il est regrettable de constater l’absence d’études relatives au public consommateur. On ne sait pas précisément ce que le public souhaite.
Hamida Elbour conclut : « Il est crucial de reconnaître que la qualité du journalisme est indissociable de la santé de l’écosystème médiatique dans son ensemble. Sans un soutien adéquat aux entreprises médiatiques et une compréhension approfondie des besoins et des attentes du public, il sera difficile de restaurer la confiance dans les médias et de promouvoir un journalisme de qualité et éthique ! »
Malgré la situation difficile et les défis auxquels est confronté le secteur médiatique, Zied Dabbar identifie une opportunité majeure dans les nouvelles technologies. En effet, il remarque que les médias peuvent aujourd’hui réaliser un travail journalistique de qualité grâce aux smartphones, même sans disposer des infrastructures ou des ressources financières des grandes entreprises médiatiques. De plus, il constate que les réseaux socio-numériques permettent aux acteurs de divers domaines, qu’il s’agisse d’artistes, de sportifs ou d’autres, de promouvoir leurs œuvres sans passer nécessairement par les médias traditionnels.
Le président du Syndicat national des journalistes tunisiens conclut la rencontre en soulevant une question pertinente : après 15 ans, le journalisme conservera-t-il le même rôle ou d’autres métiers émergeront-ils pour répondre aux nouveaux défis de la société ?

L’effondrement de l’information ?
Selon Hammami, le terme «effondrement» est devenu couramment utilisé dans la littérature analytique portant sur les multiples crises médiatiques. L’effondrement des médias locaux est peut-être le sujet le plus débattu. Récemment, la revue Columbia Journalism a examiné ce qu’elle appelle «l’effondrement des salles de presse» ou des «rédactions», liant cet effondrement au déclin de leur influence dans la vie politique locale. En Grande-Bretagne également, le terme est employé pour décrire l’état des médias locaux ou régionaux, caractérisé par des licenciements massifs de journalistes et l’incapacité des médias locaux à remplir leur rôle de surveillance des autorités locales.
Ce terme est également utilisé dans des pays industrialisés comme le Canada, où certains chercheurs en journalisme n’hésitent pas à parler de «l’effondrement des médias canadiens» provoqué par les transformations technologiques et le monopole des institutions médiatiques.
L’Union internationale des journalistes a également publié un rapport en 2022 sur l’effondrement des médias en Afghanistan, mettant en lumière la fermeture de nombreuses institutions de presse, la répression du travail des journalistes et les licenciements massifs.
Lydia Polgreen évoque un nouvel effondrement systémique, qui s’est construit plus rapidement mais qui présente de puissants risques pour toute l’humanité, « l’effondrement de l’écosystème de l’information ». Nous le constatons chaque jour avec la propagation de la désinformation digitale, les fausses nouvelles, etc. Cette destruction a beaucoup de choses en commun avec l’effondrement environnemental de la planète que nous commençons à peine à saisir, et dont les conséquences pour l’humanité sont en mesure d’être tout aussi profondes.

Ce ne sera pas la première fois que l’écosystème de l’information se modifie…
Dans une déclaration au journal « The Atlantic », l’écrivain-journaliste américain Charlie Warzel souligne que « depuis Cambridge Analytica, Trump, le Brexit et la Covid, l’information est devenue un problème pour les réseaux socio-numériques… Sommés par les autorités d’arbitrer la vérité, la plupart d’entre eux semblent désormais se réfugier en dehors de l’information, pour devenir des lieux d’accomplissement de soi rétifs à la politique. C’est certainement ce qui explique le recul de l’information dans les flux des utilisateurs. Comme le déclarait récemment le New York Times, « les principales plateformes en ligne sont en train de rompre avec l’information ».
« La consommation d’information, particulièrement anxiogène, a plongé depuis 2020. Beaucoup se sont tournés vers des contenus plus faciles, comme ceux produits par les influenceurs. “La confiance des consommateurs ne repose pas nécessairement sur la qualité du reportage ou sur le prestige et l’histoire de la marque, mais sur des relations parasociales fortes », constate Warzel.
Ces transformations ne sont pas encore achevées ni digérées qu’une autre se profile, estimait le journaliste américain James Vincent pour The Verge : “L’ancien web est en train de mourir et le nouveau web a du mal à naître”. La production de textes, d’images, de vidéos et de sons synthétiques vient parasiter cet écosystème en recomposition. Accessibles directement depuis les moteurs de recherche, les productions de l’IA viennent remplacer le trafic qui menait jusqu’à l’information. “L’IA vise à produire du contenu bon marché depuis le travail d’autrui”. Bing AI ou Bard de Google pourraient finalement venir tuer l’écosystème qui a fait la valeur des moteurs de recherche, en proposant eux-mêmes leur propre “abondance artificielle”

 Twitter (renommé X depuis 2023) : un exemple parmi d’autres menaces
Les marques se sont éloignées des médias pour gérer elles-mêmes leurs présences sociales. “En prenant du recul maintenant, vous pouvez voir exactement à quel point cette situation a été destructrice pour le journalisme : les journalistes du monde entier ont fourni gratuitement à Twitter des informations et des commentaires en temps réel, apprenant de plus en plus à façonner des histoires pour l’algorithme plutôt que pour leurs véritables lecteurs. Pendant ce temps, les sociétés de médias pour lesquelles ils travaillaient étaient confrontées à un exode de leurs plus gros clients publicitaires vers des plateformes sociales offrant des produits publicitaires de meilleure qualité et plus intégrés, une connexion directe avec le public et aucune éthique éditoriale contraignante. Les informations sont devenues de plus en plus petites, même si les histoires ont pris de l’ampleur.” Tout le monde y était journaliste, alors que le secteur de l’information lui-même se tarissait.
Le journaliste américain Nilay Patel explique pour The Verge : « Twitter a été fondé en 2006. Depuis cette année-là, l’emploi dans les journaux a chuté de 70% et les habitants de plus de la moitié des comtés américains ont peu ou plus d’informations locales ».

Pistes de solutions
Les changements dans les modèles économiques imposent aux médias une réflexion profonde sur leur viabilité à long terme. De nombreux acteurs du secteur sont confrontés à la nécessité de diversifier leurs sources de revenus (que ce soit par le biais d’abonnements payants, de partenariats stratégiques ou de services premium, etc). Cette diversification économique leur permet non seulement de garantir leur indépendance éditoriale, mais aussi de consolider leur position dans un paysage médiatique en constante mutation.
Un ensemble de mesures pourraient être mises en œuvre à court et à long termes. Le devenir des médias tunisiens dépend de nombreux facteurs dont l’engagement de l’État à leur offrir un cadre juridique, une reconnaissance professionnelle et des opportunités de formation.
Les mutations rapides dictent une impérieuse nécessité pour les médias tunisiens de s’engager dans une démarche d’amélioration continue. Ce qui implique d’adopter une approche innovante afin de naviguer avec succès à travers les défis et les opportunités que présente ce nouvel environnement médiatique.
Dans un contexte économique difficile, Selma Fradin est optimiste. Selon elle, « les bouleversements des modèles économiques sont à appréhender comme une opportunité en vue d’un nouveau départ, d’autant que les périodes de crise sont souvent sources de créativité » (Fradin, 2016).

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