L’éducation aux médias, une arme décisive

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Par Souhir Lahiani

À l’heure des conflits géopolitiques intensifiés par les algorithmes, de fausses informations viralement contagieuses, et des images générées par l’intelligence artificielle qui brouillent la frontière entre fiction et vérité, l’éducation aux médias et à l’information (EMI) s’impose comme un rempart citoyen. En Tunisie, on observe une absence de politique publique cohérente qui freine la généralisation de l’EMI. Le défi principal : pourquoi l’éducation aux médias et à l’information n’est toujours pas intégrée de façon systématique au cursus, dans les pratiques, les projets et la culture professionnelle ? Pourquoi pas une stratégie nationale structurée ?

La guerre ne se mène plus uniquement sur les champs de bataille
La guerre Iran-Etat hébreu déclenche une avalanche de réactions… et de désinformations. Sur Facebook, TikTok, Telegram ou X (ex-Twitter) …, les vidéos de missiles, les déclarations politiques floues, les images détournées ou générées par intelligence artificielle se succèdent à une vitesse inédite. En quelques heures, les timelines deviennent des champs de bataille cognitifs, où chaque internaute devient tour à tour spectateur, diffuseur ou cible.
Une guerre des récits s’installe. Une guerre silencieuse, mais non moins dangereuse. La vérité y est floue, manipulée, disputée. Et l’opinion publique devient une zone de combat.

Du terrain militaire au terrain numérique
Depuis une décennie, les spécialistes des médias et des conflits alertent : les guerres contemporaines se jouent aussi, et surtout, sur le terrain informationnel. L’arme la plus redoutable ? L’information elle-même, lorsqu’elle est utilisée pour diviser, manipuler ou mobiliser.
Le rapport du Forum économique mondial de Davos, publié en janvier 2024, classe la désinformation parmi les «menaces systémiques les plus graves pour les démocraties modernes», au même titre que le changement climatique ou les pandémies. Les plateformes numériques, dopées par l’IA générative, accélèrent ce processus.
« Nous sommes passés d’un régime d’information à un régime d’attention. Ce n’est plus la vérité qui compte, mais ce qui capte l’œil, ce qui émeut, ce qui choque », explique Karim Bouzouita, professeur en communication à l’université de Tunis.

L’éducation aux médias : un bouclier démocratique encore trop fragile
Face à cette déferlante informationnelle, un outil émerge comme une réponse à la fois urgente, structurante et durable : l’éducation aux médias et à l’information (EMI). Loin d’être un simple complément d’enseignement, elle devient une condition de survie citoyenne dans les sociétés connectées.
Définie par l’UNESCO comme « un ensemble de compétences critiques pour naviguer dans l’environnement médiatique moderne », l’EMI permet aux individus de décrypter les contenus, en évaluer la fiabilité, repérer les récits manipulés… et éviter de devenir les relais involontaires de la désinformation.
Mais alors que les périls sont globaux, la mise en œuvre de cette éducation reste inégale, et souvent marginale dans les pays du Sud, dont la Tunisie.

L’exemple de la France : entre volontarisme et constrictions
En France, la prise de conscience est récente mais réelle. Le 5 juin 2025, le Conseil supérieur de l’éducation (CSE) a examiné un projet de loi ambitieux, créant un nouvel article du Code de l’éducation, selon lequel : « Tout élève de l’école élémentaire au lycée bénéficie chaque année d’une EMI. »
Ce texte prévoit aussi que « tous les enseignements contribuent à l’éducation aux médias », dans une logique transversale. Mais les syndicats d’enseignants ont aussitôt exprimé leurs réserves, dénonçant une définition « trop floue et trop contextuelle», difficile à mettre en œuvre sans formation ni moyens supplémentaires.
Nathalie Sonnac, présidente du CLEMI (Centre pour l’éducation aux médias en France), a pourtant rappelé l’urgence démocratique. Le 19 juin 2025, elle a appelé solennellement à la création d’un Conseil national de l’EMI, estimant que «former à la lecture critique de l’information n’est pas un luxe pédagogique, c’est une condition de préservation du vivre-ensemble. »

Le continent africain s’éveille à la bataille de l’esprit critique
Le phénomène n’épargne pas l’Afrique, où la désinformation prolifère dans un paysage médiatique souvent fragilisé, dominé par les réseaux sociaux et confronté à une défiance accrue envers les médias traditionnels.
La tenue du colloque de Dakhla, au Maroc, les 21 et 22 juin 2025, a marqué un tournant. Réunissant des experts de plus de 20 pays africains, européens et latino-américains, cette rencontre a mis en lumière l’urgence de bâtir des passerelles entre journalisme de qualité et culture critique du public.
Parmi les pays représentés, le Sénégal, la Côte d’Ivoire, le Nigeria, la Guinée, la Mauritanie, le Mali sont tous venus partager leurs expériences naissantes en EMI.
Dans son discours d’ouverture, Younes Mjahed, président de la commission organisatrice, a dénoncé : « Une double pression sur le journalisme, celle d’une technologie galopante et celle d’une instrumentalisation cynique de la liberté d’expression. »
Mustapha Amadjar, du ministère marocain de la Communication, a pour sa part souligné les réformes en cours pour encadrer l’usage de l’IA dans les médias et intégrer l’EMI dans les politiques publiques.

Et la Tunisie ? Un terrain fertile encore en quête de structuration
En Tunisie, la conscience des enjeux liés à l’éducation aux médias et à l’information (EMI) est bien présente, mais l’absence d’une politique publique cohérente freine sa mise en œuvre à l’échelle nationale. Les réseaux sociaux, devenus la principale source d’information, en particulier pour les jeunes, exposent ces derniers à un flot continu de récits biaisés, de contenus manipulés et de discours de haine, dans un environnement où les repères sont souvent absents.
Malgré ce constat, des initiatives ponctuelles émergent. Certaines académies régionales expérimentent des programmes pilotes, souvent en partenariat avec l’UNESCO, tandis que des établissements comme l’Institut de Presse et des Sciences de l’Information (IPSI), des écoles privées, ou encore des ONG et ambassades européennes s’engagent dans des actions de sensibilisation et de formation. Toutefois, ces efforts restent dispersés et ne s’inscrivent pas encore dans une stratégie nationale structurée.
La participation tunisienne à la Media and Information Literacy Academy (MILA) 2025, tenue du 11 au 20 juin au Jordan Media Institute à Amman, illustre néanmoins une volonté de s’inscrire dans les dynamiques régionales. À cette occasion, des enseignants et des étudiants de l’IPSI ont représenté la Tunisie dans cet espace d’échange réunissant des experts du monde arabe et de l’Europe, autour des défis de l’EMI, de la désinformation et de l’intelligence artificielle.
Sur le terrain, la demande est réelle. «Les élèves sont curieux. Ils veulent comprendre pourquoi une vidéo devient virale, pourquoi certaines informations les choquent ou les divisent. Mais on manque de cadre, de ressources et de formation», confie un enseignant de lycée à Sfax. Ce besoin croissant de repères critiques se heurte à l’absence d’un écosystème éducatif cohérent.
Dans cette perspective, certaines ambassades jouent un rôle moteur. À Tunis, l’ambassade de Pologne a récemment organisé une conférence sur la lutte contre la désinformation, réunissant diplomates européens et experts tunisiens. Tous ont insisté sur la nécessité de construire des programmes conjoints de formation, de renforcer les capacités locales en fact-checking et de développer des réponses concertées face à un phénomène qui dépasse les frontières et fragilise les sociétés.

Former les jeunes, mais aussi les adultes
L’éducation aux médias ne concerne pas que les enfants. Les adultes aussi, parents, enseignants, fonctionnaires, doivent être accompagnés pour développer un regard critique.
« L’EMI doit s’adresser à tous. Ce n’est pas un cours isolé, c’est une culture à partager, au quotidien, dans les débats, les discussions, les choix citoyens », affirme une enseignante québécoise citée lors du colloque de Dakhla.

Reconstruire l’esprit critique comme pilier de la démocratie
Dans un monde où l’accélération de l’information menace sa fiabilité, la construction d’un esprit critique devient un devoir collectif. L’EMI ne peut plus être considérée comme une option ou un supplément d’âme dans les systèmes éducatifs. Elle est une nécessité vitale pour que les citoyens ne soient plus des proies, mais des acteurs éclairés.
La Tunisie, dont la jeunesse est l’une des plus connectées d’Afrique, a tout à gagner à inscrire l’éducation aux médias comme une priorité stratégique. Car éduquer à l’information, c’est aussi éduquer à la liberté, à la démocratie et à la résistance intellectuelle.
L’EMI n’est pas un luxe. C’est notre dernière ligne de défense contre la banalisation du faux.

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