Législatives 2022 : vers une future ARP non inclusive ?

Le décret-loi n° 55 de l'année 2022 portant sur l'amendement de la loi organique n° 16-2014 relative aux élections et aux référendums, publié trois mois avant la date du premier scrutin législatif sous la nouvelle constitution, a suscité une grande inquiétude chez plusieurs composantes de la société civile, féministes et activistes.

Le décret électoral a été publié dans le Journal officiel le 15 septembre 2022, soit à 24 heures de la date limite à l'appel aux élections législatives anticipées du 17 décembre prochain. L’adoption du système du vote uninominal à deux tours et l’exigence du parrainage légalisé par 400 électeurs, répartis en 50% des femmes et 25 % des jeunes de moins de 35 ans de la même circonscription électorale, ont été parmi les nouvelles dispositions des échéances électorales fixées par ce décret.

« Les conditions d’éligibilité posent un vrai défi aux personnes en situation de handicap »

Ces nouvelles exigences ont suscité une vague de critiques de la part de plusieurs organisations de la société civile. Elles les ont qualifiées « d’excessives », voire « d’irréalisables ».  Qu’en est-il des femmes, des jeunes et des personnes porteuses d’un handicap ? La situation semble être plus compliquée pour ces citoyen.ne.s qui ne sont même pas mentionné.e.s dans cette nouvelle loi électorale.

Melika Hentati, citoyenne tunisienne porteuse d’un handicap moteur, comptait présenter sa candidature aux élections législatives prochaines, sur la circonscription de Mhamdia. Elle a avoué qu’elle a préparé tous les documents nécessaires, mais elle était surprise par les nouvelles dispositions parues dans le décret-loi n° 55. Selon elle, non seulement les procédures bureaucratiques tels que les parrainages légalisés ont constitué une entrave, mais aussi le nouveau « système » dans l’ensemble.

Retrouvez l'interview vidéo réalisée avec Melika Hentati via ce lien

Besma Essousi, vice-présidente de l’association « Ibsar » loisirs et cultures pour les non et malvoyants, a estimé que les chances des personnes en situation d’occuper des sièges au sein de la nouvelle assemblée des représentants du peuple, sont très faibles. Elle a souligné que la collecte d’un tel nombre des parrainages peut poser un grand défi aux candidates femmes et aussi, aux personnes en situation de handicap, dans des délais aussi brefs. Sans parler de l’absence du financement public des campagnes électorales, qui a freiné certaines personnes, surtout que le taux de chômage chez les personnes porteuses de handicap s’établit à  40%, selon les chiffres officiels en 2019.

Essousi pense que la vulnérabilité financière et l’augmentation du taux de chômage des personnes handicapées constituent une entrave majeure pour ces personnes. Elle peut les empêcher d’autofinancer leurs campagnes électorales.

Le nouveau décret, ou « le chaos technique » comme elle l’a qualifié, a tout bouleversé que ce soit par rapport au principe de parité ou à l’obligation d’avoir des personnes handicapées dans les listes des  élections municipales précédentes, et ça a défavorisé la participation des personnes porteuses de handicap dans les élections législatives, et a compliqué les choses surtout, aux femmes porteuses de handicap.

Retrouvez la déclaration audio de Besma Essousi via ce lien

"L’accès des jeunes au pouvoir législatif devient plus compliqué"

Hormis les personnes de hauts rangs, les influents et les hommes d’affaires qui peuvent financer leurs campagnes électorales facilement, les jeunes risquent, eux aussi, d’être marginalisés de la sphère parlementaire. De plus, la majorité se trouve en situation de marginalisation économique

Mohamed Ali ben Mustapha, étudiant à la faculté de Droit et des Sciences Politiques de Sousse, nous explique qu’il sera difficile pour les jeunes qui n’ont pas les moyens nécessaires de réussir des campagnes électorales et de parvenir à collecter les parrainages. Il a affirmé que la favorisation de la participation des jeunes n’était pas prise en considération, avec ce nouveau décret. Il a exprimé sa crainte qu’une grande partie de la société tunisienne soit écartée de l’espace politique parlementaire.

Mohamed Ali Ben Mustapha

Selon ses dires, le mode de scrutin devra changer, afin de garantir davantage d’inclusion et une meilleure représentativité pour les différentes composantes de la société tunisienne et, notamment, les jeunes. « C’est là où l’Etat devrait entrer en jeu afin d’encourager les jeunes et leur inciter à participer à la vie politique, que ce soit à travers la communication directe avec eux ou par la collaboration avec la société civile et l’implémentation des projets dans le but de renforcer leur présence dans la sphère politique», d’après-lui.

« Exclusion des femmes tunisiennes de l’organe législatif »

Le 27 octobre 2022, après les modifications apportées au calendrier électoral suite à la prolongation du délai de dépôt des candidatures, l’Instance Supérieure Indépendante pour les Élections (ISIE) a recensé 1427 candidats aux élections législatives du 17 décembre prochain, soit 1213 hommes et 214 femmes.

Asma Fatma Moatemri, activiste féministe et membre de l’Association Tunisienne des Femmes Démocrates estime que ces chiffres s’expliquent par l’abandon de la parité entre les genres et la rigueur des conditions de candidature. C’est ce qui a réellement exclu les femmes de la scène politique et qui n’a pas boosté leur participation aux prochaines échéances électorales. De ce fait, le rôle des femmes se limitera seulement à devenir des marraines ou de simples « figurantes » le 17 décembre prochain.

L’activiste a également critiqué l’absence d’obligation du principe de la parité horizontale et verticale sur les listes de candidats, tout en affirmant que le mode du scrutin précédent qui a prévu ces deux types de parité a garanti une représentation large et effective des femmes sous la coupole de Bardo, en 2014. 

De plus, avec l’adoption de ce mode uninominal qui sera appliqué pour la première fois en Tunisie, ça serait extrêmement difficile pour une femme de collecter 400 parrainages dans une société patriarcale qui entrave l’accès des femmes aux postes de pouvoir. C’est surtout le cas dans les régions intérieures de la Tunisie, où la participation des femmes dans la vie publique et politique n’est pas souvent très encouragée.

Asma Fatma Moatemri

Pour sa part, la docteure en droit public et professeure en droit constitutionnel, Mouna Kraïem Dridi, a confirmé que les amendements de la loi promulguée par décret sont inconstitutionnels. En effet, ils contredisent l’article 51 de la nouvelle Constitution stipulant que « l’Etat œuvrera à consacrer la parité entre la femme et l’homme dans les assemblées élues ». Le même article énonce que l’Etat s’engage à préserver les acquis des femmes et à les renforcer et garantira également l’égalité des chances entre les hommes et les femmes dans tous les domaines.

« En réalité, la nouvelle loi électorale ne consacre pas ces principes, et ne garantit pas la justice ou l’équité entre les citoyens tunisiens et surtout, les femmes. En effet, elle ne comporte aucun mécanisme ou principe garantissant leurs représentativités. Cela constitue une régression notable en ce qui concerne les acquis de la femme tunisienne», a-t-elle expliqué.

Mouna Kraïem Dridi

L’exclusion des femmes, des jeunes et des personnes en situation de handicap par le biais de ce décret mènera à l’absence totale d’approche participative. « Il sera très difficile de former des coalitions ou des alliances parlementaires, et ça mènera d’une façon automatique à une scène parlementaire morcelée et instable » affirme-t-elle.

Yosra Khadhraoui, coordinatrice de projet « participation citoyenne » au sein de l’organisation non-gouvernementale Al Bawsala, de son côté, partage le même avis. Elle estime que ces changements reflètent parfaitement l’approche unilatérale du président de la République, Kais Saied. Elle a tenu à rappeler que la consultation nationale électronique lancée en janvier 2022 avait pour but de recueillir les propositions des citoyens concernant les réformes constitutionnelles, juridiques et la révision de la loi électorale. Or, les recommandations et les propositions de la société civile n’étaient pas prises en considération. Elle explique que l’absence de réactivité de l’Etat avec la société civile, surtout après le 25 juillet 2021, représente un véritable problème.

Yosra Khadhraoui

En l’absence totale de garanties pouvant assurer une représentation parlementaire équilibrée et inclusive des femmes, des jeunes et des personnes porteuses de handicap, la nouvelle Assemblée des Représentants du Peuple risque d’être une assemblée « non-pluraliste » et « déséquilibrée ». C’est ce qu’ont affirmé ; à l'unanimité, une bonne dizaine d’associations tunisiennes. Cela suscite de plus en plus d’inquiétude au sein de la société civile, chez les activistes et chez les militants pour les Droits de l’Homme.

Par Khouloud Kechiche

Khouloud Kechiche

 

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