L'écriture de l’histoire parcourue depuis la résistance à la colonisation braque les feux de la rampe sur une succession d’événements et paraît laisser dans la pénombre deux ou trois questions de fond. Les prises de position partisanes et la tendance à éluder la complexité seraient au principe de ces ratés. Commençons par ausculter la façon dont les militants ou les sympathisants infléchissent la chronique du parti unique. Invité à maintes reprises chez Mohamed Sayah, j’observai à quel point il vouait un culte extrême au “combattant suprême”. Très fier d’avoir accompagné le grand leader, jamais il n’évoquait la main d’acier dans un gant de fer.
Illustrations, photographies, reliques, documents, ouvrages, discours et surtout polarisation de la discussion divulguent une authentique vénération.
Il passe le plus clair de son temps à déguster l’itinéraire et le rôle de son idole. De “l’oiseleur” identifié à ses bestioles plumées. La Bruyère disait : « Il rêve, la nuit, qu’il pond ou qu’il couve ». Aujourd’hui encore, l’ancien directeur du parti sent, pense et agit ainsi.
Intrigué par cette ambiance obsessionnelle, je pose une question au plus fidèle des fidèles : « Mais pourquoi autant d’admiration rien qu’à Bourguiba ? ». Nimbée d’un sourire futé, la réponse fuse d’un seul jet : « Je n’ai jamais trouvé mieux ». Pareille adhérence outre passe une banale adhésion et source le soupçon. Comment restituer sans rire, ni pleurer, « l’histoire du mouvement national » avec une telle absence de la distance requise par le ton de l’analyse ?
L’historien engagé sur un terrain miné
D’autres censés savoir naviguèrent sur l’esquif poussé par les vents du même a priori subjectif. Chacun le sait, Bourguiba fut un despote éclairé. Pour instituer le CSP, le grand timonier devait l’imposer. Mais afin de maquiller la face dictatoriale, un historien, Mustapha Kraïem, avance une explication d’allure vraisemblable et de nature insoutenable. Selon le chercheur, Bourguiba fut autoritaire car à ce moment de l’histoire Mussolini, Franco ou Salazar donnaient à voir la manière d’incarner le pouvoir. Dès lors, sous le couvert de pareille étoffe, l’honneur du leader est sauf. Si la faute n’est pas à Voltaire, elle revient à Hitler. Mais alors pourquoi Bourguiba, ce juriste admirateur de la quatrième république, de la Révolution française et de l’éthos démocratique ne verrait-il pas plus loin que le bout de son nez là où campent l’Amérique ou tel pays nordique ? Dans le débat d’idées biaisé, la théorie de l’initiation autorise à souffler, tantôt le froid, tantôt le chaud.
Mais le style de l’autorité a partie liée avec chaque société. Indistinction de la personne et de la fonction, le pouvoir personnel n’a que faire du modèle exhibé par delà les frontières. Pour ainsi aller chercher midi à quatorze heures, il fallait savoir exceller dans l’art d’infléchir l’histoire.
Brûler Bourguiba sur un bûcher
Quelle est donc la raison de pareille distorsion ? A l’instigation de Bourguiba l’institution, au CERES d’une section dénommée « histoire du mouvement national » offre à deux sympathisants au-dessus de tout soupçon, Moncef Channoufi et Mustapha Kraïem, l’occasion de trouver chaussure à leur pied. Là où il fut question de produire un gai savoir à la gloire du suprême baroudeur, il eut été insensé de placer un youssefiste, un marxiste ou un islamiste à la mine triste. Il aura fallu des jours meilleurs pour catapulter au CERS les adversaires de l’unique président digne de ce nom avant le tour de l’appelé, tous les jours, « tartour ».
Pour certains faucons le mécréant suprême serait à brûler sur un bûcher. « Oftourou bêch taqwâw âla âdouillikom » et « iqtâa erras tinchef laârouq » ne sont guère prêts à être oubliés ou pardonnés. Dans ces conditions que font les intrus au pavillon ouvert aux barbus ? Comment séparer la recherche de la tendance à la vengeance par l’assoiffé de revanche ?
C’est là une recette claire, nette et malhonnête. Après l’outrance de la subjectivité en matière d’histoire déformée, abordons maintenant le second versant de l’exploration. Le plus souvent l’apport des régions à la transformation de la nation donne lieu à des préconceptions. Dans le combat livré pour l’ultime libération, les habitants de chaque localité lui attribuent la part du lion. Mais une mention spéciale impute au Sahel une position centrale. Cette représentation aiguise une arme à double tranchant.
Il s’agit là d’un constat sur quoi les agents sociaux greffent un stéréotype ajouté aux préjugés coutumiers. « Imret Jendouba ou nabhet khabha » sitgmatise, « Alf jennia ou la kafia » valorise, « Esfaxia itnajjem kolchay » positive.
Pourquoi le Sahel ?
Dans le concert des régions, la contribution du Sahel à la décolonisation puis à la gouvernance du pays indépendant ajoute une piste aux voies régionalo-centristes. L’univers sahélien incarnerait les atouts de son fabuleux destin. Perçue à travers cette vision du monde, la région élue enfantera l’unique et irremplaçable individu. « Ben Ali ma kifou had » et pour générer Bourguiba, un paquet de siècle ne suffit pas. Fils du Sahel comme lui tu seras exceptionnel. Par un procédé magique, celui de l’efficacité symbolique, la croyance conforte la confiance, meilleure souteneuse d’authentiques performances.
Dès lors ce genre d’illusion guide l’investigation vers la recherche d’une réponse à l’incontournable question : Pourquoi le Sahel ? Comment élucider l’énigme sahélienne de la saga destourienne ?
Le surplomb des régions suggère une première approximation. Depuis la promulgation, française, du « Code forester » les franges montagneuses du nord déploient une occupation du sol hantée par le spectre du gardien abhorré. A l’aval de ces hauteurs escarpées les plaines céréalières orchestrent la dispersion des grands propriétaires fonciers dans une Tunisie encore sous-peuplée.
Le centre nomadise et les zones oasiennes où sévit les khammessa féodalisent.Tout cela paraît bien propice à l’intensification des réseaux de communication.
L’incidence à la fois spatiale et sociale de la distance handicape la prise de conscience. De là surgira le centre de gravité d’où rugira l’indignation montée à l’assaut du colonialisme français. Bourguiba et Sayeh viennent de là. Pareille hypothèse ou toute autre du même type recèle, au moins, l’avantage d’éviter le dérapage et la rengaine de je ne sais quelle substance ou nature sahélienne.
Les chaînons manquants
Dans ces conditions spatio-temporelles, tenter aujourd’hui de réactiver le bourguibisme aurait à composer avec la transformation de la société depuis six décennies. Entre autres, la démographie, la scolarisation et l’industrie donnent à voir la nouvelle Tunisie. Outre les deux thèmes à peine effleurés, ici, bien d’autres chaînons manquants trouent l’ainsi nommée « histoire du mouvement national ». Les audacieuses prouesses de Bourguiba, Ben Bella, Mohamed V ou Jamel Abdennasser ne sont plus à démontrer. Mais une fois leurs pays placés en orbite autour des centres impérialistes, le transfert de valeur, nerf de la guerre, n’avait plus besoin ni de l’administration directe, ni de l’occupation militaire. Les charges économiques devenues inutiles après la déstructuration des systèmes de production coutumiers figurent parmi les raisons de la décolonisation. Quand les seconds couteaux délibéraient, les jeux étaient presque faits.
Aujourd’hui encore, la transformation tangue entre la dynamique endogène et l’incitation exogène pour ne pas dire américaine tant les marines, paraît-il, s’entraînent. D’ici j’entends Corneille nous demander : pour qui sont ces drônes qui sifflent sur vos têtes ? Et cela au moment où la Russie, aussi, courtise de nouvelles allégeances pour élargir son aire d’influence.
KH.Z.