L’ère du journalisme de la post-vérité 

Par Dr Souhir Lahiani

Par Dr Souhir Lahiani

Les défis actuels des médias nécessitent une réflexion profonde et une exploration vigoureuse pour contribuer de manière significative au progrès de la société, surtout dans le contexte dynamique de transition numérique et technologique. En outre, l’ascension fulgurante des nouveaux médias et des réseaux socio-numériques souligne avec force l’impératif de mieux comprendre les pratiques informationnelles contemporaines et leur impact profond sur le public.

 Le phénomène du journalisme de la post-vérité est intimement lié à l’essor spectaculaire des technologies de l’information et de la communication au cours des deux dernières décennies, une période marquée par des avancées exponentielles dans les moyens de diffusion de l’information. Cette ère de progrès a vu l’émergence de plateformes numériques, de réseaux socio-numériques et de purs players, offrant une portée mondiale instantanée à toute forme de contenu. Cette accessibilité sans précédent à l’information a ouvert la voie à une prolifération de sources et de voix, mais elle a également créé un environnement où la véracité des faits est souvent mise à mal.
Le comité scientifique de l’Institut de Presse et des Sciences de l’Information de Tunis, souligne que l’époque du «Journalisme de la post-vérité» reflète, plus que jamais, la crise actuelle que nous traversons. Cette crise trouve ses racines dans le déclin du rôle de la vérité, la propagation des rumeurs, des mensonges et de la tromperie, la domination des discours populistes et les promesses des politiciens qui comptent sur l’attisation des émotions et l’intimidation des masses.

Origines du mot « post-vérité »
En effet, le mot « post-vérité » a été popularisé en 2016, à la suite des campagnes électorales illustrées par la propagation d’allégations mensongères pour le référendum britannique sur le Brexit et pour l’élection du président des États-Unis. Il a donné naissance aux expressions désormais plébiscitées telles que « politique post-vérité », « information post-vérité », « société post-vérité » et même au substantif « une post-vérité » qui sonne comme un oxymore (Françoise Laugée, 2017).
L’expression «post-vérité» révèle un désaccord entre la demande d’information et la méfiance envers les grands médias et les institutions en général. Bien que permettant d’éviter la censure des journalistes, l’avènement des médias sociaux dans le débat public n’évite pas un autre type d’arbitrage, plus technique qu’humain, exercé par les algorithmes.
Les principaux acteurs (géants) de l’internet, en particulier Google et Facebook, ont selon Françoise Laugée, « hacké » le « quatrième pouvoir », en dictant aujourd’hui les règles du jeu grâce à leur contrôle de l’accès aux lecteurs, de la publicité, du timing et même des normes professionnelles telles que les formats, les titres et les mots-clés. La prédominance des outils numériques dans l’accès à l’information pose particulièrement problème pour les jeunes générations qui sont «nées avec». Une étude menée par l’université de Stanford auprès de 7 804 jeunes, du collège à l’université, entre janvier 2015 et juin 2016, révèle une capacité de raisonnement sur l’information en ligne jugée alarmante : les jeunes sont «facilement trompés», concluent les chercheurs.
Une autre enquête réalisée en 2016 par le media américain BuzzFeed News, a montré qu’une centaine de sites pro-Trump colporteurs de fausses informations ont été lancés depuis la Macédoine par des adolescents en quête de revenus publicitaires. BuzzFeed News a dévoilé que durant les trois mois précédant l’élection présidentielle, les 20 premiers posts de fausses nouvelles sur Facebook ont généré plus d’engagements (partages, réactions, commentaires) que les 20 articles les plus populaires provenant de 19 grands médias, avec respectivement 8,7 millions contre 7,3 millions d’engagements, 8,7 millions de partages, de réactions ou de commentaires pour les premiers contre 7,3 millions pour les seconds.
Ces deux enquêtes parmi d’autres soulignent la prévalence et l’impact des fausses informations sur les plateformes de médias sociaux, en particulier leur capacité à rivaliser en termes d’engagement avec des sources d’information vérifiées et crédibles. Elles pointent également du doigt le phénomène de la désinformation orchestrée par des individus cherchant à tirer profit des revenus publicitaires, mettant en lumière les défis croissants auxquels sont confrontés les médias traditionnels dans un paysage médiatique de plus en plus fragmenté et polarisé.

Colloque scientifique international sur l’ère de la post-vérité
Le colloque scientifique international organisé les 25 et 26 avril 2024 par l’Institut de Presse et des Sciences de l’Information, s’est profondément plongé dans les méandres des médias post-vérité, mettant en lumière un phénomène troublant qui déforme la vérité et exerce une forte influence sur l’opinion publique. Sous le titre « Le journalisme à l’ère de la « post-vérité », les pratiques journalistiques à l’heure du désordre informationnel », ce colloque a vu la participation de plusieurs chercheurs venus de divers horizons pour explorer en profondeur cinq axes majeurs : le journalisme de la post-vérité, les fondements théoriques et les contextes sociopolitiques, le rôle du développement des technologies et des médias sociaux dans l’extension du journalisme de la post-vérité, le rôle du discours politique dans la marginalisation de la vérité en tant que valeur fondamentale dans la formation de l’opinion publique, l’impact du désordre informationnel sur les pratiques professionnelles des journalistes et enfin la question de savoir si le fact-checking pourrait constituer une solution au désordre informationnel.
Quel est l’impact des technologies algorithmiques, notamment avec leur évolution continue, dans le domaine de la production et de la diffusion de l’information ? Comment les pays, notamment arabes, peuvent-ils relever les défis de la régulation des pratiques professionnelles ? Les discours des acteurs en la matière ont-ils évolué depuis les débuts d’Internet ? Comment peut-on concilier liberté d’expression et intelligence artificielle ? Quels sont les défis auxquels sont confrontés les médias traditionnels et numériques pour limiter la manipulation de l’opinion publique ? Le fact-checking est-il la solution pour limiter les effets du désordre informationnel ? Ce sont quelques questions parmi les nombreuses autres questions posées par le comité scientifique.

L’IPSI se dote de son Laboratoire de recherche
Cette année, ce rendez-vous annuel a coïncidé avec le lancement en mars 2024, du laboratoire de recherche. Intitulé «Médias, communication et transition», ce nouveau développement marque une avancée majeure pour les chercheurs. En tant que seule institution d’enseignement supérieur offrant des opportunités de recherche dans le domaine des sciences de l’information et de la communication, l’Institut de Presse et des Sciences de l’Information a suscité l’intérêt de chercheurs venus de plusieurs pays arabes.
La présidente de l’université de La Manouba, Jouhaina Gherib, a vigoureusement souligné l’importance capitale de ce laboratoire dans le contexte de l’évolution fulgurante des technologies de l’information et de l’intelligence artificielle. Elle a souligné l’urgence d’une analyse critique de ces phénomènes à travers le prisme des sciences humaines et de la communication.
Avec ses 15 établissements universitaires et ses 34 laboratoires de recherche, l’université de la Manouba s’est imposée comme un leader dans la recherche scientifique et l’innovation, explorant une diversité de domaines allant des langues à la biotechnologie. Comme l’a souligné Jouhaina Gherib, l’université de la Manouba s’engage résolument à attirer des étudiants désireux d’exploiter pleinement leur potentiel. En mettant l’accent sur la synergie entre recherche et enseignement, elle valorise la complémentarité des disciplines, de l’humain aux arts. Plaçant la jeunesse au cœur de ses préoccupations, elle propose des cursus transversaux et des formations stimulantes, nourrissant la curiosité, le sens critique et la créativité. Son objectif est de former des citoyens aptes à façonner un monde en perpétuelle évolution.
La directrice de l’IPSI Hamida El Bour, a mis en avant le caractère précieux de ce nouveau laboratoire pour les chercheurs, leur offrant l’opportunité d’approfondir leurs recherches dans le domaine des sciences de l’information et de la communication. Elle a également souligné l’ouverture du laboratoire aux chercheurs venant de plusieurs pays arabes. Elle a insisté sur le fait que ce laboratoire se concentrera de manière assertive sur quatre axes majeurs : la communication des organisations, la communication politique, les médias et la société (en incluant les dimensions relatives aux femmes et à l’éducation aux médias et à l’information), ainsi que l’information et les médias numériques.

Quel journalisme à l’ère de la post-vérité?
Le comité scientifique a mis en lumière l’importance capitale de cet événement dans le contexte de l’essor des médias post-vérité, amplifié par la diffusion massive d’informations sur les réseaux socio-numériques.
Selon le Dr Habib Ben Belgacem, coordinateur scientifique du colloque, il est actuellement impératif de faire ressortir l’importance cruciale de la vérification des informations, en particulier en Tunisie où les fausses nouvelles et les sujets sensationnels ont dévié de la véritable mission du journalisme. Il insiste sur le fait que les médias doivent se recentrer sur des sujets d’intérêt public authentique, plutôt que de se perdre dans des histoires superficielles qui ne répondent pas aux véritables préoccupations des citoyens. De plus, il souligne l’exemple de Gaza pour illustrer comment ceux qui contrôlent les technologies et les infrastructures peuvent profondément influencer le paysage médiatique mondial.
Dans ce contexte, la rivalité médiatique entre les deux principales puissances mondiales ne cesse de s’intensifier. Wang Wenbin, porte-parole du ministère chinois des Affaires étrangères, vient de réitérer l’accusation selon laquelle les États-Unis sont le principal propagateur de désinformation à l’échelle mondiale. En réponse, Washington se prépare à légiférer pour interdire complètement la plateforme « TikTok » sur son territoire.
Le fact-checking, l’une des solutions au désordre informationnel auquel nous sommes confrontés, est devenu important à l’ère de l’information numérique, où les fausses nouvelles et la désinformation peuvent se propager rapidement sur les réseaux socio-numériques et les plateformes en ligne. En fournissant des analyses factuelles et vérifiées, le fact-checking aide à démystifier les fausses informations et à renforcer la confiance du public dans les médias et les sources d’information fiables.
Même si les premières expériences du fact-checking en Tunisie et dans le monde arabe commencent à se développer, avec l’émergence de quelques nouveaux programmes dans certains médias radiophoniques et télévisuels, ces expériences restent limitées et balbutiantes en raison du manque de moyens dont ils disposent. En outre, ces expériences du fact-checking n’ont pas eu l’acceptation qu’elles méritent par les journalistes mêmes, malgré leur prise de conscience croissante vis-à-vis des dangers des fausses nouvelles et leurs répercussions sur la profession. Enfin, ces expériences du fact-checking n’ont pas été bien accueillies par le public qui n’accepte parfois pas que la presse réfute ce qu’il considère comme des faits incontestables (Hammami, 2019).
Ces médias incarnent une crise contemporaine marquée par la propagation de rumeurs, de fausses informations et de discours populistes, amplifiée par les avancées technologiques. Cette situation soulève des défis éthiques et professionnels majeurs pour les journalistes.

Related posts

Le danger et la désinvolture 

Changer de paradigmes

El Amra et Jebeniana