L’ère Ghannouchi : Le début de la fin ?

Il est attaqué sur tous les fronts, harcelé, vilipendé par ses adversaires politiques. Le vieux routier paraît abattu en public, pourtant, il s’accroche à ses fonctions multiples, président du mouvement islamiste, contre le gré de plusieurs  de ses compagnons de route et de jeunes dirigeants nahdhaouis en quête d’expérience et de reconnaissance, et président de l’ARP, malgré une fronde, parlementaire et populaire, qui grossit inexorablement appelant à sa démission ou au retrait de confiance pour mauvaise gestion du Majless. Rached Ghannouchi n’écoute personne, encore moins les sondages d’opinion qui le placent en tête des personnalités politiques en qui les Tunisiens n’ont pas confiance.

 La crise politique actuelle aux relents égocentriques a mis à nu une cohabitation ubuesque au sommet de l’Etat entre Carthage, la Kasbah et le Bardo,  et l’impraticabilité du système de gouvernance mis en place par « la meilleure constitution du monde », dixit Mustapha Ben Jaâfar, qui a veillé à sa conception et à sa naissance. Les incohérences entre les dispositions de cette Loi fondamentale et ses zones d’ombre  ont favorisé une guerre des prérogatives entre les trois présidents. Cette guerre prend en otage un pays avachi et ruiné par une décennie de luttes partisanes, d’incompréhension des rênes du pouvoir et d’entorses aux règles classiques de la bonne gouvernance.
Il serait injuste d’en attribuer la responsabilité à une seule étape de l’après-Ben Ali, qu’elle soit celle de la Troïka, du défunt Béji Caïd Essebsi ou de l’actuelle de Saïed-Ghannouchi. Ils ont tous commis des fautes stratégiques, les unes plus graves que les autres, ils sont tous responsables de n’avoir pas su sortir le pays de l’autoritarisme vers la démocratie et d’avoir contribué, chacun à sa manière, à sa grave régression. Mais en politique, et particulièrement en démocratie, la reddition des comptes est incontournable et les responsabilités sont toujours clairement définies. Ainsi, Rached Ghannouchi, en tant que président du mouvement Ennahdha, est le dénominateur commun à toutes ces étapes et à leurs bilans qui, aujourd’hui, peuvent être chiffrés en taux avoisinant les 90% des Tunisiens qui considèrent que le pays va dans le mauvais chemin. Ghannouchi, qui symbolise l’ère des islamistes, en assume donc la plus grande sinon l’entière responsabilité.  C’est d’ailleurs le verdict prononcé par des citoyens de tout bord et la fronde, en l’occurrence populaire, qui  le cible et l’attaque grossit de jour en jour, à l’œil nu, et semble devenir incontrôlable. Même les menaces de ses lieutenants d’envahir les rues, par les adhérents et sympathisants d’Ennahdha, afin de défendre leur nouvel allié Hichem Mechichi et la légitimité de son remaniement ministériel, bloqué par le président Kaïs Saïed, ne font plus peur. Les adversaires de Ghannouchi laissent paraître beaucoup d’agressivité et de défiance faisant craindre une probable et dangereuse confrontation physique dans l’espace public. Ils l’ont, en effet, averti : « Vous descendez, on descend !» Samedi dernier, ils ne sont (heureusement) pas descendus. Ce n’est peut-être que partie remise.

77% des Tunisiens n’ont pas confiance en Ghannouchi
Connu pour être un fin tacticien, un as de la manœuvre politique, le vieux Cheikh des nahdhaouis connaît, actuellement,  la période la plus critique de sa vie. On ne compte plus ses adversaires politiques : des blocs parlementaires à l’ARP, le président Kaïs Saïed et des compagnons de route nahdhaouis.  Quant à ses « amis » politiques, leur amitié monnayée dure aussi longtemps qu’ils bénéficient  de ses dividendes.  Les sondages d’opinion ne sont pas plus cléments envers lui. Il est la personnalité politique en qui les Tunisiens ont le moins confiance (77% des sondés, sondage Sigma Conseil du 8 février courant). Une appréciation lourde de conséquence pour un leader qui vise la magistrature suprême. Par ailleurs, ironie du sort : au moment où il accède enfin au cœur de l’Etat, avec l’ambition d’atteindre son sommet, alors qu’il espérait exercer une diplomatie parlementaire et instaurer un gouvernement parallèle  au niveau de la présidence de l’ARP, le pouvoir politique lui est soutiré.  Kaïs Saïed, le président de la République, n’est pas homme à partager ce qu’il pense être sien, à commencer par la diplomatie.  Et en constitutionnaliste avéré et buté, il n’hésitera pas à profiter des défaillances du système de gouvernance, en l’occurrence l’absence de la Cour constitutionnelle, pour élargir ses prérogatives jusqu’à bloquer un remaniement ministériel avalisé par le Parlement, et ce, en réaction au manque d’égard de la part du Chef du gouvernement.
Le pire pour Rached Ghannouchi est sans doute l’affaire des assassinats politiques qui le suit encore et toujours. Celle-ci revient toujours à la surface quand on croit qu’elle a été oubliée. Le 8e anniversaire de l’assassinat de Chokri Belaïd, commémoré le 6 de ce mois, a été particulièrement bavard sur certains dessous de cette affaire. Le comité de défense a fait de graves révélations sur l’appareil sécuritaire secret d’Ennahdha, sur son existence et son implication ainsi que celle de certains dirigeants nahdhaouis (preuves à l’appui : noms, enregistrements, documents…) dans les assassinats politiques. Les membres du comité de défense de Chokri Belaïd ont affirmé, PV à l’appui, que Rached Ghannouchi a été entendu pour cette affaire et prévoit  des rebondissements judiciaires dans les prochains jours. Si des arrestations devaient concerner des membres du mouvement Ennahdha, c’en serait fini pour Rached Ghannouchi.  D’autres affaires visent encore le mouvement islamiste. Elles sont liées au dernier rapport du Tribunal des Comptes qui fait état de crimes électoraux ainsi que de dossiers de blanchiment d’argent (dixit Mohamed Abbou). Des plaintes ont été déposées auprès des tribunaux concernés et si la justice suit son cours normal sans pression ni ingérence politique, des listes électorales devraient être annulées et Ennahdha – d’autres partis sont également incriminés – risque de perdre encore plus de sa crédibilité.

Démission ou retrait de confiance
Rien ne va plus pour le Cheikh, qui paraît abattu, donnant l’image du « Vieux » persécuté, harcelé, maltraité par ses adversaires. En un an et demi, il est déjà à sa deuxième motion de retrait de confiance. N’eut été le mariage arrangé avec Qalb Tounes, il aurait été destitué par la première dès juillet 2020. Et alors que cette première tentative aurait dû entraîner des changements relationnels et de gestion au sein de l’ARP en vue d’améliorer  la vie parlementaire et baisser les tensions, elle a au contraire amplifié les conflits nourris par l’arrogance et les dépassements de ses alliés aux allures de sbires, d’un côté, et la colère de ses opposants, de plus en plus nombreux et de différents courants, contre la politique des deux poids deux mesures en faveur de ses alliés, de l’autre. Le pourrissement de la situation au Parlement est tel que de nouveaux appels ont été lancés à la démission de Ghannouchi ou au retrait de confiance pour mauvaise gestion du Majless. Des rumeurs ont même circulé sur la fragilité de son état de santé et son incapacité physique à assurer la présidence de l’ARP.
Le retrait de Rached Ghannouchi de l’ARP est désormais probable, d’autant qu’il est par ailleurs soupçonné d’être le principal instigateur de la crise qui oppose le président Kaïs Saïed au Chef du gouvernement. Bien que ses proches excluent la thèse selon laquelle son départ est la condition pour que l’ARP retrouve le calme et une ambiance de travail.  Ce retrait est probable et même souhaitable par ceux qui estiment que cela permettra à la Kasbah de cesser d’être l’arène de combat entre Kaïs Saïed et Rached Ghannouchi et pour que chaque bloc parlementaire reprenne sa véritable dimension au sein de l’ARP ce qui mettra fin à la dictature de la majorité parlementaire. Il faudra par la suite que les forces politiques et nationales assument leur responsabilité pour trouver la voie qui favorise une révision du système de gouvernance et de la loi électorale et un assainissement de la vie politique. Le départ volontaire, et qui sera sans doute négocié, de Rached Ghannouchi  pourrait éviter à la Tunisie le pire et à Rached Ghannouchi lui-même, de « mal finir » comme ne cessent de lui répéter ses anciens plus proches collaborateurs  de l’envergure de Lotfi Zitoun, Abdellatif  Mekki ou encore Abdelfattah Mourou.
La Tunisie est à la croisée des chemins. Les trois présidents doivent avoir la volonté politique  de redresser la barre et de sauver ce qui peut encore l’être, l’unité des Tunisiens.  Le président Kaïs Saïed est appelé en tant que chef d’Etat à sauvegarder la paix civile, le Chef du gouvernement à compter sur ses compétences et son engagement pour servir le pays et les Tunisiens, le président de l’ARP à être un symbole de paix et non d’instabilité. Il peut encore sortir par la grande porte s’il privilégie l’intérêt général.

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