L’économie tunisienne semble entrée dans une zone de rendements décroissants et peine à sortir la tête de l’eau. Nos exportations prennent du retard sur la demande mondiale, la consommation n’entraîne pas assez la production nationale et la production entraîne trop peu l’emploi. Le chômage persiste et risque de devenir un phénomène durable. Les Tunisiens n’ont pas nécessairement conscience de la dérive abordée par ce prisme. Mais, ce qui est plus grave, les parlementaires et « l’élite politique » ne semblent pas non plus appréhender la réalité de cette dérive et continuent d’agir et demander des comptes comme si nous n’étions pas dans une telle situation.
Pourtant, le pays est en crise économique profonde, sans précédent, qui alimente des problèmes devenant structurels au point que le gouvernement devrait décréter l’état d’urgence. Aujourd’hui, déclarer la fin de l’état de grâce et demander des comptes après 100 jours, n’est que de la pure spéculation politique. C’est même une aberration, voire une inconscience flagrante. Les difficultés de l’économie tunisienne sont telles que l’unité est nécessaire, voire indispensable. Le temps politique et le temps économique s’écoulent sur des cycles différents, ce qui tend à faciliter l’accusation de l’adversaire politique alors que nous sommes tous responsables de la situation. Il nous faut bien identifier et nous accorder sur la racine du mal pour pouvoir le traiter.
Comment expliquer le faible rendement?
Depuis 2011, la machine économique tunisienne paraît produire avec un rendement faible, car certains rouages de notre économie ne fonctionnent pas correctement.
La croissance a été de -1,9% en 2011, de 3,7% en 2012, de 2,6% en 2013, 2,4% en 2014 et ne devrait pas dépasser les 3% en 2015. Nous devrions donc connaître une 5e année de croissance molle, une triste première dans l’histoire récente de la Tunisie. Rappelons que sur la période 2000-2010, l’économie tunisienne a pu croître à un rythme de 4,5% alors que la croissance moyenne n’est que de 1,8% par an sur les quatre dernières années. La perte est donc d’environ deux points et demi en rythme de croissance. Concrètement, si le secteur productif avait réalisé le même taux de croissance qu’auparavant, nous aurions pu éviter une perte cumulée sur les quatre dernières années d’environ 13000 MD, même si ce manque à gagner, voire cette perte sèche, était un prix à payer pour la Révolution.
Cependant, il faut nous alarmer du fait que cette croissance réalisée durant les quatre dernières années n’a pas été seulement faible mais qu’elle a résulté essentiellement de l’augmentation des salaires, des recrutements dans la fonction publique et de l’accroissement sans précédent des transferts sociaux. Le constat qu’il faut établir à ce stade d’analyse est que si les secteurs improductifs, en l’occurrence l’administration-via l’augmentation de la masse salariale et les transferts sociaux – donnent une impression de croissance, les secteurs productifs ont généralement enregistré des résultats mitigés et erratiques durant toute la période post-révolution. L’examen de la croissance, du côté de l’offre montre que seules les industries agroalimentaires (IAA) qui sont destinées à répondre à une demande intérieure, n’ayant pas connu de relâchement, ont pu conserver le même dynamisme. Les industries mécaniques et électriques (IME) qui avaient généralement bien résisté et ce, en dépit de la crise que traverse la zone euro, ont vu leur croissance passer en zone négative. Les nombreux mouvements de grèves ont été derrière ce ralentissement et ont même provoqué la fermeture de nombreux sites de production.
Parallèlement, l’énergie et les mines, les matériaux de construction, de céramique et de verre (MCCV), les industries chimiques et les produits textiles habillements et cuir (THC) semblent avoir marqué le pas. Leur production demeure inférieure à celle de la période 2000-2010.A titre d’exemple, l’industrie chimique a été fortement affectée. En effet, sur la période 2000-2010, ce secteur affichait une croissance d’environ 1,5% par an et a enregistré une croissance négative d’environ -9% par an depuis 2011. Cette dégradation a pour origine les différents mouvements sociaux qu’a vécus l’industrie minière de Gafsa. Cette dernière risque de s’éteindre au vu de ce qui se passe actuellement dans cette région. L’industrie du textile est également passée d’une croissance positive à une croissance négative.
Aujourd’hui, c’est au niveau des secteurs sinistrés qu’il faut se mobiliser et n’épargner aucun effort pour les remettre sur les rails. C’est par là que doivent commencer les réformes mais l’effet des résistances semble l’emporter sur les comportements positifs. Ces résistances sont essentiellement renforcées par deux phénomènes: le premier est que personne ne veut céder aux vieux acquis et que la centrale syndicale tente de s’imposer, quoi qu’il arrive et s’il le faut, même contre les intérêts économiques du pays.
Une incapacité structurelle à réformer
D’où vient cette difficulté structurelle à mener à bien des réformes pourtant indispensables ? C’est d’abord le déni du réel, celui-ci étant occulté par le sentiment de performance des tunisiens. Au-delà du refus de voir la réalité en face, les obstacles au changement sont de nature intellectuelle, culturelle et organisationnelle.
Notre système de décision est complètement bloqué. Les ministres prennent des décisions unilatérales sans aucun retour vers le Chef du gouvernement et chacun veut lancer ses propres réformes. L’exemple type est la réforme si importante de l’enseignement secondaire. Comment a-t-on programmé cette réforme ? Comment financer cette réforme ? Quel rôle pour l’enseignement primaire, le supérieur et la formation professionnelle ? Où sont les parents dans tout cela ? Pourquoi une telle précipitation au lieu de tenter d’organiser son plan d’action. Dans tous les pays qui progressent, la coopération entre les acteurs finit par l’emporter. Rien de tel chez nous, et les basses manœuvres font que la plupart des acteurs finissent par baisser les bras. Le processus de réforme apparaît en Tunisie au-delà de la raison. Il risque donc de ne pouvoir passer que par la rupture. Le système politique constitue une lourdeur supplémentaire. En effet, c’est dans un contexte parlementaire intelligent et responsable que l’on peut faire évoluer les choses.
L’élite tunisienne semble être coupée des réalités de l’économie. Fondamentalement, nous n’avons toujours pas compris – ou ne voulons toujours pas comprendre – la fonction de production de richesse des entreprises. Nous restons tous, de droite comme de gauche, dans une culture de révérence à l’Etat. Une vraie réforme structurelle serait de ne plus avoir systématiquement recours à l’Etat pour tout et pour rien.
Agenda 2015-2016
La Tunisie parviendra-t-elle enfin à réaliser les réformes qu’elle a toujours refusé d’entreprendre jusqu’ici ? Les événements, en particulier le risque d’une crise économique profonde qui plane sur la Tunisie, ne lui laisseront sans doute pas le choix. Les dérives du système économique constituent autant de signaux d’alarme qui devraient inciter à ce que l’on commence enfin à agir sérieusement sur les causes. Le Chef du gouvernement devrait se donner trois ans, d’ici 2017, pour assainir les comptes avant de promettre “une vie meilleure” aux Tunisiens. Réaliser en trois ans ce qu’on n’a pas fait entre-temps relèverait de la performance. D’autres pays sont parvenus à le faire et s’en portent beaucoup mieux.
Aujourd’hui, un rééquilibrage de l’économie tunisienne est plus que légitime et nécessaire mais il sera forcément douloureux. Il dépendra sans doute de la volonté et surtout de la force de le mener et nécessitera un effort collectif. Des réformes favorables à la croissance sont indispensables. Elles seules, pourront offrir assez d’espace pour un ajustement structurel gradué. Le défi pour cette année et, aussi pour 2016, consiste à gagner quelques points de croissance supplémentaires et au moins à secourir les secteurs sinistrés pour stabiliser la situation des équilibres macroéconomiques. Mais pour que la croissance soit forte, il faut que les moteurs de l’économie tournent à plein régime et que les freins soient un peu desserrés. Aujourd’hui il faut surtout débloquer l’offre.
Relever ce défi nécessite d’envisager un ensemble d’actions revêtant une dimension conjoncturelle. La plus urgente des priorités tunisiennes et sa plus grande préoccupation en ce moment sont le rétablissement de la sécurité dans le pays. En supposant que celle-ci sera rétablie bientôt, le reste des priorités concerne le climat social nécessaire pour un redémarrage de l’économie et la programmation d’une croissance soutenue pour les prochaines années.
A court terme, plusieurs actions urgentes de type économique, politique et social devraient être engagées.
1- Il faut d’abord une paix sociale contractuelle sur quelques années. En effet, il est insensé de programmer des sit-in à tort et à raison. Les salaires devraient être gelés pour aux moins trois ans, mais tout cela nécessite de la pédagogie. En effet, le Chef du gouvernement aurait dû dire la vérité aux Tunisiens en leur présentant le bilan économique et décréter un état d’urgence.
2- Il s’agit, ensuite, de remettre l’autorité de l’Etat à l’œuvre et présenter un plan de lutte contre la corruption et la nonchalance.
3- Sur le plan économique et sans tarder, il faut assurer la reprise d’activité de la Compagnie de phosphate de Gafsa et le Groupe chimique et ce, pour faire face à la détérioration du déficit extérieur et relancer l’activité. En effet, une reprise de l’activité du Groupe chimique et de la CPG devrait générer un chiffre d’affaires d’environ 2,7 milliards TND. Un tel montant aurait atténué les pressions sur les finances publiques et réduit le déficit commercial.
4- Il est urgent de sauver la saison touristique avec une mobilisant non seulement des acteurs concernés mais de tous les citoyens tunisiens.
5- Mettre à la vente, sans tarder, les entreprises confisquées pour éviter l’alourdissement du fardeau.
6- Les nouvelles aspirations nées d’une révolution s’accompagnent toujours de nouveaux rêves et de nouvelles ambitions. Il s’agit de valoriser cette nouvelle force créatrice chez les jeunes. A cet effet, mettre à la disposition des jeunes (diplômés du supérieur et autres) des crédits et microcrédits destinés à réaliser ces ambitions tout en offrant un réseau de pépinières d’idées de projets. Le BTS pourrait jouer un rôle déterminant à cet égard.
7- Créer un fonds de développement régional financé par le budget de l’Etat (une partie du titre II) et qui doit surtout financer un plan d’aménagement urbain et poursuivre les investissements dans l’infrastructure dans les régions de l’intérieur.
8- Il est urgent d’assainir les finances publiques. A cet égard, Il faut améliorer le recouvrement des impôts et l’application de la loi à tout le monde. Il est insensé que le tiers des voitures en circulation ne paye pas la taxe de circulation (voitures des policiers, militaires, juges etc.). Il est déterminant d’exiger des administrations publiques les résultats d’exécution du titre II. En effet, de nombreuses EPNA n’ont pas exécuté leur titre II depuis 2011. La situation des fonds spéciaux demeure encore opaque et il est temps de les auditer. De même, il faut finir avec le dossier énergétique tunisien en auditant la STIR et l’ETAP avec toute la transparence nécessaire.
9- Un plan de redressement des entreprises publiques est plus que nécessaire. Ceci passe par une ouverture partielle du capital de ces entreprises
10- Si la saison agricole s’annonce exceptionnelle, il faut se préparer pour garantir sa réussite (lutte contre les maladies, les incendies etc.). De même, il faut trouver une solution aux problèmes de collecte qui demeurent préoccupants.
En définitive, nous ne sommes pas encore au stade de pouvoir déclarer la fin de l’état de grâce et demander des comptes après 100 jours. L’équation économique actuelle est beaucoup plus complexe qu’on le pense. Le ministre du Développement et de la coopération internationale aurait dû tirer la sonnette d’alarme depuis son arrivée. Malheureusement, l’avenir de son parti semble prendre le dessus sur l’avenir du pays, tout comme pour le ministre des Affaires étrangères. Aujourd’hui, il est inadmissible de continuer à vivre avec des mensonges dans ce contexte où l’économie tunisienne est en crise profonde et nécessite un plan d’urgence. Ayons le courage de voir les choses en face et de dire la vérité telle qu’elle se présente.