Je reconnais que je ne partage pas toujours les démarches des historicistes qui, pour faire l’histoire de l’histoire, ont coutume de recourir à des notions très générales en choisissant le petit jeu d’analyse hésitante, approximative, arrogante même, quitte à malmener et réifier, souvent, la complexité des évènements. Leurs récits poussent le doute à ses extrémités, pour en sortir ou non, peu importe. Au bout du compte, on sera moins lucide ! Cette problématique est la nouvelle querelle des historiens contre les historicistes, parce que le but n’est pas de monumentaliser l’histoire, mais de lui rendre son actualité critique. L’étude du passé ne doit jamais s’éloigner des interrogations actuelles, surtout que l’histoire n’est pas ainsi qu’elle est pensée depuis Hérodote, un fleuve dans lequel on ne se baigne qu’une fois. Non, l’histoire est ce formidable télescopage des temps et des lieux, au nom de la plus juste et commune vérité. Une action «régressive» signifiant qu’on ne peut comprendre le passé qu’en partant du présent et non l’inverse. Malheureusement, nous lisons dans notre vie très peu de livres où il y a cette grande audace qui donne à l’histoire son intrigante profondeur, un socle, la conviction que l’on est situé dans un ensemble où une foule d’ancêtres continue de nous parler !
Grâce sera rendue à Hichem Jaït, Mohamed Talbi, Farhat Dachroui, Héla Ouardi et dernièrement Abdelhamid Slama d’avoir donné des armes pour observer plus finement ce que l’on désigne quand on parle de l’extrémisme religieux dans l’histoire arabo-musulmane. Il suffit de suivre l’actualité pour savoir que c’est le même tableau qui se dessine aujourd’hui. La même mécanique de la fatalité et la même désolation. Plus ou moins cachées. Plus ou moins latentes. Plus ou moins mêlées. En lisant le dernier livre de l’écrivain et chercheur Docteur Abdelhamid Slama «Les Kharijites en Orient et au Maghreb (657 – 1148), on songe à d’autres «Kharijites» plus actuels, à tous ces prétendus défenseurs de l’islam qui chatouillent malicieusement les mauvais penchants de leurs adeptes, tous ces exaltés cruels qui passent leur temps à tisser leurs toiles sitôt que leurs fils se défont, en repoussant toujours plus loin les limites de l’abjection. L’auteur a creusé des brèches dans l’oubli, exploré le deuil, les traces de la discorde dans les esprits et les âmes. Sans qu’il l’ait forcément voulu, sans prétendre être le héraut de quelque grande cause, il a invité les fantômes de l’horreur kharijite aux balcons de la réalité actuelle dans le monde arabo-musulman.
Ce que l’approche pertinente de l’auteur a donc confirmé, c’est que le Kharijites d’hier comme ceux d’aujourd’hui ont beau paraître comme victimes, en réalité, ils demeurent toujours des extrémistes, bourreaux et terroristes. On ne saurait en effet oublier les nombreux crimes qu’ils ont commis et encore moins, tous les camps de concentration qu’ils ont créés pendant cinq siècles. Ce qui veut dire que tourner le dos au passé, sous une forme ou une autre, n’implique pas qu’on s’est débarrassé totalement de ce passé, surtout que les «nouveaux Kharijites» qui ont commencé leur itinéraire en se rebellant contre l’injustice se sont transformés au fil des combats en tyrans assoiffés de sang. Même les conflits au sein des Kharijites de tous les temps n’ont jamais conduit à l’émergence d’un clan de «radicaux» et d’un autre de «modérés». Tous sans exception sont des extrémistes, même si leurs divergences ont conduit souvent à des affrontements formels entre « bourreaux » et « victimes » !
Ainsi en est-il d’ailleurs de tous les fondamentalistes de tout bord qui ne peuvent être habilités aujourd’hui, du moins moralement, à brandir le slogan de la modération.
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