«Tout est foutu, soyons heureux» ! C’est ainsi qu’on doit condenser onze ans de «vie démocratique» dans notre pays. Ce qui est foutu, c’est bien le rêve qui s’est emparé de tout un peuple. Un rêve éveillé, qui s’est détaché d’une réalité sordide, celle de l’étouffement et des misères. C’est surtout cette idée fantastique qui remue, émeut, bouscule, indigne. Cette secousse matricielle polyphonique qui gratte avec force les plaies de la corruption et de la prédation et révèle le malaise d’un pays qui se sent relégué. «Le détachement de tout n’est jamais si complet que quelque rêve encore ne survive à la mort des rêves», écrivait superbement le romancier et poète français Henry Céard ( 1851 – 1924 ). Il est des rêves qui ne parviennent pas à dissiper le profond de la nuit. Et qui laissent tout envahi. Où les désirs l’emportent sur le bon sens, laissant la délivrance inachevée. Tous ceux qui se sont révoltés ont rêvé du redressement de leur pays. «Les révoltes sont des colères, la révolution est un projet», disait Régis Debray. Et le grand sociologue Edgar Morin d’ajouter : «La Révolution, avec Majuscule est ce moment décisif où on accède à un pouvoir libérateur pour toute la société». Les islamistes et leurs idiots utiles en décideront autrement. Ce qui se brise ici, c’est un rêve et, à travers lui, une certaine idée que les rêveurs se faisaient encore de leur pays. Il faut se demander ce que les contestataires avaient en tête. Est-ce qu’ils ont consenti à ce qu’ils ont ensuite découvert ? Bien sûr que non. Le soulèvement populaire (décembre 2010 – janvier 2011 ), on y pense, puis on l’oublie. Chacun sait qu’il a existé et fut immensément célébré. On admet volontiers qu’il fut décisif. Dire précisément en quoi et comment, devient déjà plus difficile. Et l’on n’y pense plus dès qu’il s’agit de constater le présent, comme s’il n’y avait plus aucun rapport entre cet événement et le dangereux enlisement du pays. Reconnaître ce désastre ne consiste pas à «promener un miroir le long d’un chemin» pour reprendre l’expression de Stendhal, à savoir démontrer fidèlement les dérives. Ni même constater les dégâts. Il suffit d’explorer la déception et le désarroi de tout un peuple, les ressentiments qui le traversent. Dans un livre publié en 2015, «Petit manuel de survie démocratique», Alain Chouraqui avertissait : «Lorsqu’ils (les extrémistes) accèdent au pouvoir par la force ( révolutionnaire) ou par les urnes, on passe à la dictature». Les soulèvements en rupture avec les légitimités traditionnelles, privés de cohérence idéologique et de débouchés politiques ont ceci de cruel que les extrémistes kidnappent la volonté populaire et attaquent la société et l’État en s’appuyant sur la perte généralisée des repères. Nous y sommes. Le soulèvement a laissé place à un régime sans foi ni loi où toute la classe politique est corrompue et les incompétents prennent sans effort la place des compétents. Les analphabètes et les médiocres, avec de l’entregent, obtiennent souvent une cote plus élevée qu’un génie. Presque onze ans et franchement, il n’y a pas de quoi se réjouir. Partout, un même constat de régression générale. Jadis, on chantait : «Everyday is like one day» ! Tous les jours ressemblent à un jour muet et gris «silent and grey». Devant le déluge de contre-vérités qui nous tombent dessus et les mensonges éhontés qui, ces temps-ci, salissent la cause d’un soulèvement légitime, le psychodrame prend des allures de tragi-comédie et fait penser à la célèbre pièce théâtrale de Maxime Gorki «Les bas-fonds» qui raconte les épisodes d’une lutte acharnée, menée par les révoltés contre eux-mêmes. Une mise en abîme fatalement orchestrée. Les soulèvements ne se répètent pas mais ils se pensent, et entre-autres par les mêmes slogans. Pas plus tard que la semaine dernière, on a entendu des manifestants scander : «Dégage…. dégage» ! Le démago-dégagisme a sans doute encore quelques beaux jours devant lui.
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