«Les bas-fonds» de l’opposition

En lisant pour la énième fois «Les bas-fonds», une pièce théâtrale écrite par Maxime Gorki, trop souvent oubliée, et pourtant si riche que je m’y replonge régulièrement, je me retrouve avec le sentiment tenace d’avoir assisté à une entreprise de dévoilement, comme si la puissance interprétative de la pièce avait projeté la lutte acharnée, menée par des personnages «révolutionnaires» contre eux-mêmes, sur le quotidien de l’opposition politique dans notre pays. La comparaison est tentante : on trouve beaucoup de similitudes dans les faits. L’opposition vit exactement comme ces «révolutionnaires malgré eux» de Gorki, dans les brouillards de l’éphémère.
Après la dernière élection présidentielle, une porte s’est refermée sur l’actuelle opposition, mais à travers cette porte, on veut regarder, puisque c’est opaque. C’est ce point de vue, celui du «trou de la serrure», qui met à bas le corps de l’opposition tunisienne. Elle est en porte-à-faux avec le pays, la société, la jeunesse et l’environnement politique. Alors qu’elle connaît une crise de confiance et une perte d’influence depuis des années, ses dirigeants s’illusionnent à croire qu’elle est immunisée contre le délitement. Systématiquement vilipendés et de plus en plus bâillonnés, ostracisés, calomniés, ces «opposants éternels» se prêtent à des jeux de posture et ne semblent plus vouloir débattre que sur de faux problèmes, sans vraiment se rendre compte qu’ils creusent ainsi leurs propres tombes politiques. Une opposition empoisonnée par les identités idéologiques et religieuses, qui prétend réduire la citoyenneté à la juxtaposition des appartenances sans parvenir, toutefois, à peser sur le cours des évènements ni sur le sort de l’expérience démocratique dans le pays.
La fracture entre ses composantes n’est pas moins profonde, tous les aspects en ont été auscultés, identifiés et documentés. Promesses absurdes, inefficacité des politiques conduites, soupçon contre tout ce qui se réfère aux bâtisseurs de l’État moderne, entorses récurrentes aux plus élémentaires des éthiques personnelles ou publiques, dévitalisation des mouvements estudiantins et ouvriers. Tout a contribué, notamment dans les couches populaires, à nourrir le désenchantement, la défiance et le rejet. Il aurait été miraculeux, dans ces conditions, que les citoyens ne perdent pas confiance dans cette opposition et en ses dirigeants. Tous les Tunisiens sont unis dans leur rejet d’une entité contestatrice à bout de souffle, incarnée par des dirigeants inchangés depuis cinq décennies, qui ont instauré un jeu politique stérile, où ils se neutralisent les uns les autres en permanence, condamnant la notion même de l’opposition démocratique à pourrir sur pied.
Nous parlons, certes, de l’inconséquence de la plupart des opposants, voire de leur irresponsabilité dans le contexte actuel, mais nous ne mettons pas en doute leur engagement démocratique. Nous ne voulons pas discréditer d’emblée leurs convictions. Mais une opposition politique émerge et devient forte et influente quand ses buts font écho aux problèmes de la population.
Ce mauvais constat pourrait, si l’on s’y prend bien, devenir une bonne opportunité. Il pourrait constituer le déclic qui nous fera enfin comprendre la gravité de cette dérive, nous indigner contre celle-ci et refuser de nous y soumettre. Il faudra pour cela qu’à la résignation succèdent une prise de conscience et un sursaut. Il faudrait positiver.
Pour sortir de cette crise existentielle, il faut que l’opposition se reconnaisse pleinement dans quatre piliers fondamentaux d’un projet politique salutaire : assumer sa responsabilité dans la crise actuelle, apporter des réponses significatives et réalisables aux revendications du peuple, dépasser les clivages partisans traditionnels et s’engager efficacement en faveur d’une Tunisie unie, souveraine et solidaire.

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