Les batailles perdues de l’opposition

On a beau accusé Ennahdha et ses alliés de l’échec du dialogue national, mais on oublie que l’opposition porte une grande responsabilité dans l’impasse où  tout un pays a été amené : divisions, concessions successives, absence de stratégie et manque d’expérience politique.

Focus

Béji Caid Essebssi, le chef de l’opposition en Tunisie, a fini par admettre dans une interview accordée lundi 11 novembre à la chaine  arabe Sky News, que «la démission du chef du gouvernement prévue le 15 novembre est quasiment impossible à réaliser». Et pour cause : «Ali Lâarayedh, avait conditionné la démission de son gouvernement à l’avancement parallèle du processus constitutionnel. Or, ce dernier est actuellement bloqué». Ce constat d’échec est aussi un constat d’impuissance devant une Troïka qui a su mener le jeu des négociations là où elle l’a voulu, c’est-à-dire au blocage.
La feuille de route ne sera pas finalement respectée. Pis, l’avenir s’annonce flou après l’échec de la première étape du dialogue.

Une série de concessions
Il est très facile de mettre entièrement la responsabilité sur le dos d’Ennahdha. Certes, il en assume une partie, mais pas la totalité. Car ce dialogue était miné dès le début, le Front du salut le savait et a accepté d’y participer en pensant chasser définitivement le parti islamiste du pouvoir. Pourtant, il y avait des indices qui ne trompaient pas sur l’intention de ce dernier.
Tout d’abord on se rappelle la longue polémique sur le fait d’accepter ou non l’initiative de l’UGTT pour sortir de la crise politique déclenchée après la mort de Mohamed Brahmi. Pendant des semaines, Ennahdha a tenu en haleine un pays entier, entre déclarations favorables et contres déclarations. Rached Ghannouchi sortait pour dire qu’il l’acceptait, puis quelque temps après se succédaient aux micros des médias les faucons de son parti pour le démentir. Ensuite, ils ont exigé que l’ANC garde tous ses pouvoirs et que le gouvernement Laârayedh ne soit remplacé que par un «gouvernement d’élection» (un nouveau concept qu’ils ont ajouté au jargon politique) qui travaillera uniquement pour deux mois. Le Front du salut, qui réclamait la limitation des prérogatives de l’Assemblée et exigeait la démission immédiate du cabinet Laâriydh, a dû abandonner le premier volet. Ayant obtenu cette concession, Ennahdha a manœuvré alors pour ne pas quitter l’Exécutif. Le Quartet parrainant le dialogue a eu beau modifier la feuille de route, le parti islamiste campait sur ses positions : pas de démission du gouvernement avant la finalisation de la Constitution, alors qu’il s’agissait d’une condition sine qua non pour entamer le dialogue. Entre-temps, Ennahdha a réussi à convaincre son allié, Mustapha Ben Jaâfar, de reprendre les travaux de l’ANC. L’opposition s’est trouvée alors coincée, dépourvue d’une des armes de pression qu’elle avait en sa possession. Il lui restait à mener la lutte pour la démission du gouvernement. Dans le camp adverse, on jouait avec les mots, on multipliait les déclarations ambiguës qui n’engageaient à rien. Et en parallèle, les nominations à la tête de la police, de l’armée, des institutions de l’État reprenaient de plus belle. Pourtant, les négociations pour ouvrir le dialogue continuaient. Finalement et face à la pression nationale et internationale, Ennahdha a accepté la feuille de route. Mais peu après, elle est revenue à la charge, en annonçant que son cabinet ne partirait pas avant le 23 octobre ni avant de finir la Constitution. L’opposition a exigé alors un engagement écrit de la part de Laâriydh, ce que ce dernier finira par présenter, mais avec l’idée de faire échouer le Dialogue national. D’ailleurs, Rached Ghannouchi a déclaré dans une interview au journal Al Dhamir, le 27 octobre : «Nous quitterons le gouvernement, mais pas le pouvoir». Une déclaration qui dit tout sur les vraies intentions du parti islamiste. Et pourtant, elle est passée inaperçue dans l’euphorie générale de cette période-là. Ennahdha n’a pas manqué de mettre en application ses dires. Et voilà que le Dialogue national est bloqué dans sa première étape et que la feuille de route n’est pas respectée.

Division et absence de stratégie
La question du choix du chef du gouvernent est devenue le nerf de la guerre du parti islamiste qui en a fait son arme la plus redoutable pour ramener tout le monde à son camp. Houcine Abassi, porte-parole du Quartet a eu beau renouveler les ultimatums, mais en vain. Ennahdha insistait sur le choix de Mestiri, tout en sachant dès le début qu’il ne s’agissait pas du candidat idéal  pour le pays et qu’il serait refusé par le Front du salut.
Si ce parti a pu mener en bateau l’opposition, c’est bien parce que cette dernière l’a laissé faire. En effet, elle ne cessait de faire des concessions, avant même que ne débute le Dialogue national. Ensuite, elle a brillé par sa désunion. Car comment expliquer que la Troïka avait misé, dès le début, sur un seul candidat pour le poste du chef du gouvernement et l’a défendu bec et ongles, alors que l’opposition s’est présentée avec plusieurs noms et que chaque clan avait son candidat fétiche ? Pourquoi ne s’être pas concerté avant d’exposer au grand jour les divergences ?
L’opposition s’est montrée plus que jamais divisée. La position de Néjib Chebbi, appuyant Mestiri, alors que tout le Front du salut était contre ce choix, montrait à quel  point ce Front restait fragile et susceptible d’éclater à la moindre dissidence et qu’au fond les intérêts étroits et les ambitions personnelles des uns et des autres l’emportaient sur l’intérêt collectif et national. «Cela prouve encore une fois que l’opposition n’a pas de projet de société et que son seul projet est de prendre le pouvoir», note Néji Djelloul, analyste politique et démissionnaire du parti Al Joumhouri.
Ne pas s’accorder sur un seul candidat au poste du chef du gouvernement, témoignait aussi de l’absence de stratégie politique claire chez le Front du salut. Car choisir le capitaine du bateau signifie, savoir déjà où ce bateau se dirige. Malheureusement, l’opposition a montré qu’elle navigue à vue et qu’elle n’a pas de vision. Pis, elle a prouvé qu’elle ne possède même pas de Plan B pour sortir la Tunisie de la crise, au cas où le dialogue échouerait. Elle s’obstine, par contre, à vouloir mobiliser de nouveau la population. Dans son dernier communiqué, daté du 9 novembre, elle a appelé le peuple tunisien à entamer une série de manifestations pour imposer le respect des engagements pris. Oui, mais à quoi bon continuer à mobiliser, si après, on n’arrive pas à cueillir et à valoriser les fruits de cet effort durant les négociations ? «Les Tunisiens ont ras-le-bol de l’opposition qui ne défend que ses propres intérêts», souligne Djelloul. Il est très difficile de demander au peuple de descendre aujourd’hui dans la rue tant que qu’on ne lui offre pas d’alternative pour améliorer son sort. Or, justement, c’est ce qui manque le plus au Front du salut.

Des erreurs perpétuées
Reste que ces défauts qu’on attribue aujourd’hui à l’opposition ne sont pas nouveaux. Car si l’on revient à ce qui s’est passé depuis la Révolution, on ne peut que recenser les gaffes commises.
L’appel incessant de la gauche à la création d’une Constituante et l’élaboration d’une nouvelle Constitution, alors qu’il suffisait de revoir l’ancienne et d’enlever les articles ajoutés par Ben Ali, a fait perdre à la Tunisie beaucoup de temps, sans pour autant aboutir à un nouveau texte. Pis, vu les grandes divergences qui existent actuellement au sein de l’ANC et l’obstination de la Troïka à appliquer la règle de la majorité, il est probable que nous aurons une Constitution qui ne représentera pas tous les Tunisiens. Cette même gauche était la première à exiger la dissolution du RCD, ouvrant ainsi un boulevard aux islamistes pour gagner les élections précédentes. Ennahdha n’a pu avoir ses 41% lors du dernier scrutin qu’en profitant des divisons de l’opposition qui s’est éparpillée en une centaine de partis politiques, sans programmes ni visions claires.  Mieux, le parti islamiste a pu récupérer une bonne partie des RCDistes qui sont devenus ses plus redoutables alliés contre les opposants.
Par ailleurs, cette gauche qui a essayé ensuite de se rattraper en s’alliant avec les destouriens qu’elle a toujours considérés comme ses pires ennemis, n’a même pas fait son autocritique ou s’est excusée auprès du peuple tunisien pour les erreurs commises. Au contraire, ses leaders ont continué leur fuite en avant, en changeant d’alliances et en faisant de la politique politicienne, sans jamais s’intéresser aux vraies attentes des Tunisiens. «On sent qu’ils ne sont là que pour régler leurs comptes du passé, plus précisément leurs conflits durant l’université», précise Néji Djelloul. Et même Bourguiba, qu’ils ont longtemps dénigré, le considérant comme agent de l’impérialisme américain, alors qu’aujourd’hui ils se réclament de son héritage.
Le manque d’expérience politique, l’absence de stratégie et la difficulté à dépasser les intérêts personnels sont restés les handicaps essentiels de cette opposition qui peine toujours à trouver le chemin de l’efficacité.
En attendant, c’est tout un pays qui a payé la lourde facture de l’amateurisme de l’opposition d’un côté et l’aventurisme des islamistes de l’autre.

Hanène Zbiss

 

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