Une fois l’œuvre achevée, l’œil la regarde sans voir les ouvriers en train de l’édifier.
Or les travailleurs montés sur l’échafaudage précèdent l’ouvrage et, par une espèce de cécité, les héritiers occultent leurs devanciers. Derrière, le CSP Bourguiba manœuvrait. Il ne fut pas seul à poser une à une les briques de la nouvelle société. Mohamed Ali el Hammi fut au principe du syndicalisme nationalisé.
Né en 1890 et décédé le 10 mai 1928, il vécut sous l’insupportable férule du colonialisme français.
De là provient sa fringale anticoloniale. Secrétaire général de la « Confédération générale des travailleurs tunisiens », créée le 3 décembre 1924, il fut ainsi, à l’origine de la rupture instituée avec la CGT, organisme du mouvement ouvrier français. Il connut Ali Bach Hamba, dirigeant des « jeunes Turcs » lors de son départ à Constantinople après l’hécatombe du Djellaz.
L’anticolonialisme de cette époque pointe vers l’air du temps que nous vivons. En l’an 1921, le journal panislamique Liwa al islam écrit ceci : « Certaines personnes ne sont guère à même de savoir comment l’Orient et, au premier chef, le monde musulman, éprouva une sympathie pour la Russie. Mais vu les avanies infligées par l’Entente coloniale à la Turquie, ce fut tout naturel, pour l’univers mahométan, de percevoir la Russie telle une amie. Les outrances de la fournaise anglaise provoquent la sympathie sentie pour la Russie ».
Aujourd’hui, avant même d’ouvrir sa bouche, l’animatrice de la chaîne LCI commence par exhiber une moue nimbée de fort dégoût éprouvé envers le soutien formulé par la Chine et la Russie pour la Palestine. L’animosité impérialiste outrepasse le temps et l’espace.
Mohamed Ali el Hammi revient au pays en l’an 1924. Du séjour allemand, il ramène la représentation des coopératives partagée par Tahar Haddad et Tahar Sfar. Il fut condamné à l’exil en 1925. Après la dissolution de la CGTT, Farhat Hached chapeaute l’UGTT, aujourd’hui dirigée, sans brio, par Taboubi. De nos jours, les gamins goûtent à leur première clope dès 7 ans mais combien, parmi eux, eurent vent de Mohamed Ali el Hammi ? « Avec le temps va, tout s’en va ! »
Toutefois, la geste accomplie par Mohamed Ali a partie liée avec une atmosphère au look révolutionnaire. En effet, quelle signification donner à une CGTT montée à l’assaut de la CGT ? Georges Gurvitch clarifie, ainsi, le gain de ce pari : « Lorsque la part de l’inattendu, de l’imprévisible dans des conduites collectives atteint son maximum, nous nous trouvons devant des conduites collectives, effervescentes, novatrices, créatrices. Nous avons affaire à des comportements qui non seulement ne tiennent pas compte des modèles et des symboles plus ou moins cristallisés, généralisés, standardisés, mais les compromettent, les brisent, les renversent, les annulent pour les remplacer par leurs propres œuvres. Nous qualifions ces conduites d’effervescentes pour cette raison que tout ce qui a été fait auparavant, tout ce qui est acquis, stabilisé, cristallisé dans la réalité sociale, se dresse devant elles comme un obstacle à dépasser. Le “tout fait” n’arrête pas leur élan qui les pousse vers ce qui est à faire et à refaire ». En Tunisie, le pot de terre culbute le pot de fer et l’Algérie tord le cou de « l’Algérie française ». Le déjà fait résiste à « ce qui est à faire ». Ainsi, Léon Jouhaux, le secrétaire général de la CGT, essaye en vain, d’inciter Mohamed Ali à renoncer à son projet « séparatiste » au nom de « l’unité syndicale ». Autant demander à Bourguiba de renoncer au combat. Un air de famille unit la trajectoire de Mohamed Ali et la voie suivie par le grand Combattant.
L’une et l’autre ont à voir avec la résistance poursuivie en vue de la décolonisation. Selon Michelet, l’histoire serait la « résurrection du passé ». L’oublier réduit l’humanité au sort de la plante déracinée.
L’ultime appréciation léguée par le fondateur du syndicalisme tunisien rejoint ce propos de Paul Lacombe : « Il n’est pas de fait où ne puisse se distinguer une part d’individuel et une part de social, une part de contingence et une part de régularité ».
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