C’est une tribune signée par le Représentant résident de la Banque mondiale en Tunisie, Tony Verheijen, à l’occasion de la fin de son mandat de quatre ans dans notre pays et publié par notre confrère Business News le 10 de ce mois, qui interpelle cette semaine. L’originalité du texte se dégage de son ton passionné et optimiste pour un pays qui est pourtant à la dérive. Aucun Tunisien n’aurait ce courage ni cette audace de prétendre aujourd’hui, là, maintenant, qu’en dépit de tout, la Tunisie peut s’en sortir. Pourtant, Verheijen, qui connaît bien les problèmes auxquels est confrontée la Tunisie, le pense et il ne manque pas, pour cela, d’arguments que nos dirigeants gagneraient à méditer.
Pour le représentant de la BM en Tunisie, les solutions actuelles devraient être tirées et inspirées des leçons apprises du passé, de l’époque carthaginoise jusqu’à un passé plus récent quand « la Tunisie s’est établie comme une source d’inspiration et d’espoir pour toute une région, avec sa résilience et son avancée vers la démocratisation », écrit-il. La riche histoire de la Tunisie, qui porte encore les stigmates d’une époque florissante, que sont les sites archéologiques et les ports puniques, est pour l’expert un vivier d’expériences innovantes et réussies qui ont fait la gloire de la Tunisie ancienne et qui peuvent encore faire des miracles aujourd’hui. Comprendre par là le génie tunisien qui est capable de sortir le pays du trou, à condition qu’on lui en donne les moyens et l’occasion. Et c’est là que le bât blesse.
L’expert de la BM pointe deux dysfonctionnements clés : le blocage de l’initiative entrepreneuriale, qui pourrait donner des ailes à une jeunesse « au talent immense », et l’éclipse du talent féminin dans la scène économique et le marché du travail. Alors qu’elles ont eu un rôle historique, depuis Didon, dans la société, la politique, l’administration et la vie culturelle et qu’elles tiennent le haut de l’affiche dans les sections scientifiques et technologiques, leur participation à la vie économique est en net recul et Verheijen de s’interroger : « Où disparaît tout ce talent féminin dans lequel le pays investit considérablement ? » Et de constater encore que « la Tunisie ne tire pas parti de ses plus grands atouts que sont le savoir-faire, le courage et l’intelligence des femmes ».
Comment un étranger, averti de surcroît, peut-il avoir autant confiance en nous lorsque nous avons perdu toute confiance en nous-mêmes ? Si nous avons les compétences et les moyens de sortir de l’impasse, qu’est-ce qui empêche nos gouvernants de bien s’en servir ? Qu’est-ce qui explique que les Tunisiens ne savent plus, ou ne peuvent plus, tirer profit de leurs atouts, qui sont multiples, naturels, humains, culturels…, et de leur intelligence.
L’auteur de la tribune donne la réponse en se référant encore une fois au passé. Il écrit : « Un autre facteur bien connu avait contribué à la défaite de Carthage et qui est aujourd’hui au centre des débats dans les médias et entre les décideurs : la corruption.» Voilà où se niche l’origine du mal qui a mené le pays à la dérive. Qui peut prétendre le contraire ? La corruption a gangrené les institutions et la société. Tous les Tunisiens en sont conscients, ils le disent ouvertement et librement, mais personne, aucun responsable politique, aucun magistrat, aucun haut sécuritaire, même pas le président de la République ne réussit à épingler les auteurs, surtout les barons et les gros poissons, et encore moins à les écarter de la vie publique. Tous les scandales politico-financiers qui ont éclaté ont été étouffés et les quelques cas d’arrestation ont tous été détournés en règlements de comptes politiques. La morale de l’histoire : au pays de la corruption, il n’y a pas de corrompus. Il n’y a pas de justice.
L’expérience historique que nous vivons depuis la chute de Ben Ali nous a également appris qu’il est plus facile de faire tomber un chef d’Etat totalitaire que d’instaurer un régime politique démocratique sans corruption. Et c’est là le plus grand danger pour le projet démocratique que nous voulons construire et auquel de moins en moins de Tunisiens continuent de croire, surtout quand les porte-voix de ce projet s’inscrivent, de bavure en bavure, dans une dynamique de banditisme, de clientélisme, de populisme et d’inculture politique. Car, finalement, dans leur conception de la démocratie, ils sont arrivés au pouvoir par les élections pour ne plus en repartir. Désormais, ce sont eux l’Etat dont ils font ce que bon leur semble comme par exemple ignorer les fondamentaux de la constitution de 2014 tels que la séparation des pouvoirs, le respect des libertés individuelles et de la liberté de la presse. Ces principes démocratiques connaissent eux aussi un net recul. L’oppression policière contre des manifestants et des sitineurs avec une infraction flagrante des droits de l’homme que la démocratie est censée ancrer en est l’image la plus éloquente et la plus dégradante.
Les Tunisiens sont appelés à prendre conscience collectivement du danger qui guette leur pays et menace l’avenir de leurs enfants et à agir en conséquence, en citoyens bâtisseurs d’un avenir meilleur dans une véritable démocratie où la justice, les libertés et l’humain sont respectés, quelle que soit son obédience politique ou idéologie religieuse. Le changement ne viendra que de l’intérieur, quand la conscience populaire sera suffisamment réveillée.