Projetées partout, les ordures ménagères accentuent la dégradation de la situation sanitaire. Outre l’éventuel virus de la rage, les chiens errants déploient entre les déchets amoncelés des vecteurs de transmission sur fond de putréfaction parasitaire. Indigné au vu de tout cela, J. A., mon voisin immédiat, pointe le doigt vers la bande canine apparue soudain et où folâtrent au moins dix chiens.
Il s’écrie à l’adresse d’amis sur le point d’entrer chez lui : « La meute ! » Car de coutume seules deux ou trois bêtes égayent le quotidien. Mais la meute, complice des moments crépusculaires, maximalise le risque des morsures collectives au cas où l’attaque simultanée arrive.
Friands d’ordures jetées partout, les chiens écument impasses, rues et mêmes avenues. Ils forment un groupe d’inter-connaissance et trottent par-ci, par-là en silence. Mais parfois tous, ensemble, aboient. Ils viennent de rencontrer un adversaire solitaire aux allures bourgeoises et tous agressent avec férocité leur alter-égo isolé. Le caniche de H. B., mon collègue logé tout prêt, fut ainsi déchiqueté.
Emportés par le vent ses plaintes et hurlements attirent sa maîtresse demeurée à distance respectueuse devant le danger de la meute surexcitée. Ces chiens sans collier hantent l’espace public, ne craignent aucune rixe, n’appartiennent à personne et grossissent les rangs des éternels sans domicile fixe.
Mais d’où proviennent les bataillons de ces grands vagabonds ? A l’origine était l’abandon. Souvent un beau chien, apprivoisé, inoffensif et muni d’un collier d’une habitation où les gens refusent de le chasser. A deux reprises m’étonne et me gratifie ce genre d’agréable surprise. Le noir fut appelé Chouchane et la blanche accepta, sur le champ, le nom de Rita. Mais avant la trouvaille du nouveau refuge quel fut donc l’itinéraire parcouru par l’invité inattendu ?
A l’orée de leur voyage prolongé ses propriétaires, mal avisés, l’embarquent et le relâchent à une distance requise par l’impossible retour au séjour coutumier. Avec ou sans collier, ces chiens perdus clignent vers le nouveau monde social au plus haut point distinct de l’univers ancien. Voici quelques décennies à peine et pour autant qu’il m’en souvienne la médina pullulait de chats mais très, très peu de chiens fréquentaient l’agora, quelles sont donc les raisons de la transformation ? Parmi elles, figure une fameuse prescription religieuse. Le contact avec un chien, cet animal « makrouh », interrompt l’effet purificateur des ablutions nécessaires à la prière. Il faut donc recommencer à se laver, de manière ordonnée, les mains, les cheveux, les oreilles, le visage et les pieds sans oublier, au tout début, ce que chacun sait. Nos parents, pratiquants ou non, élevaient les chats mais refusaient l’entrée des chiens à la maison malgré l’insistance, parfois, des enfants. Sauf pour la garde ou la chasse, l’espèce canine avait mauvaise réputation. Par la magie du langage au pouvoir prométhéen la représentation convie, à la maison, le chat et congédie, au loin, le chien.
C’est la faute à Voltaire
Entre la médina quasi sans chiens et les actuels quartiers où la meute circule en liberté la colonisation apporte une mode jadis ignorée. Un père des années soixante surprend son fils à Souk el Blat avec une petite amie française et un chiwawa sous le bras. Au domicile ce bon papa dira : « Un chien dans tes mains ! Ces choses-là sont-elles les nôtres ? ».
Il a bien raison : l’observation désigne l’importation d’une pratique devenue banale maintenant nonobstant l’ère de la « réislamisation ». Aujourd’hui, tous les dimanches, au souk Moncef Bey, plusieurs dizaines de chiens passent des vendeurs aux acheteurs.
En dépit de leur apparente férocité ces molosses mêlés à la foule compacte, bruyante et bigarrée laissent chacun les approcher ou même les caresser. Une espèce de connivence réunit, dans la fête, l’homme et la bête. Un dressage pareil à celui des cirques où les professionnels du fouet n’y vont pas de main-morte précéda, peut-être l’entrée au marché de l’animal neutralisé.
D’où provient ce beau chien
Parfois ce bon copain disparaît du luxueux jardin. Par le subtiliser il fallait, auparavant, l’anesthésier par la projection, à distance, d’une piqûre appropriée.
Ancien délégué, maintenant retraité imputait à ce procédé la disparition de son berger allemand. Pour ma part, elle aussi impliquée dans la ruée des carnassiers, mes souliers portent la marque de crocs acérés.
Drôle de modernité où le spectre de la rage hante les paysages ruralisés ou urbanisés. Ainsi la rétrospective déployée entre l’époque de la ville nouvelle et l’ère de la médina fourmille d’informations afférentes à la mutation des liens noués avec le chien. Le souvenir vivant source la naissance de l’histoire devenue un métier de savants.
Mais je préfère la vie spontanée aux papiers jaunis et archivés. Chacun peut fouiller dans sa tête une authentique bibliothèque sans cesse diversifiée par le nombre des années. Selon Ibn Khaldoun l’historien serait l’analyseur de l’information.
Pour cette raison l’enfant décédé après sa morsure au visage par le chien enragé oriente l’investigation vers une mise en relation de l’actualité avec les temps où Pasteur n’avait encore mis au point le fabuleux vaccin. En dépit des acquis libératoires le coup de boutoir assaini par la Révolution au pouvoir, paraît entraîner certains paliers sociaux vers une marche arrière. A l’heure où sévit sans cesse le stress entretenu par l’insécurité la crise économique et la saleté ajoutent leurs méfaits au devenir de la santé. Ultime raison de la pluridisciplinarité pareille conjonction de multiples aspects engage sur le même chemin de l’action concertée ; le policier, le politicien et le médecin tous conviés à lutter contre le retour à l’état sauvage annoncé par la rage. Production et reproduction à chaque instant renouvelée la civilisation n’est pas un objet donné.
Œuvre à faire, elle inspire à Spinoza cet énoncé : « La loi de tout être est de persévérer dans son être ». Une fois relâchée la tension de la création le débrayage mène au pavillon de la régression. Au plan prosaïque de la pratique économique l’alternative à la croissance implique la fermeture de la boutique.