Si les révolutions arabes ont abouti à quelque chose, c’est bien à l’accès au pouvoir des islamistes. Or, cet accès s’est accompagné de nouveaux défis impliquant des concessions qui risquent de faire imploser les mouvements islamistes.
L’IRMC (Institut de recherche sur le Maghreb contemporain) vient de réserver une journée d’étude au thème «l’Islam politique à l’épreuve du pouvoir», le 1er juin.
Farhad Khosrokhavar, directeur de recherches en sciences sociales au CNRS est revenu sur la première expérience de l’État islamique, à savoir la République islamique en Iran. Cherchant à expliquer les raisons de sa réussite, il a insisté sur le rôle de la classe moyenne ayant soutenu les islamistes. Il faudra y ajouter l’absence d’une société civile forte, l’usage de milices et l’importance des intérêts suscités par la rente pétrolière. Selon lui, la situation a beaucoup changé aujourd’hui, puisqu’une société civile très active a réussi à installer une dynamique réformiste, au point que la société iranienne est en train de devenir laïque, alors que le régime reste autoritaire et conservateur. Pour Khosrokhavar, ce qui le maintient en place, c’est surtout la rente pétrolière.
AKP et conservatisme démocrate
En Turquie, l’accès au pouvoir des islamistes était accompagné par des concessions au niveau de leurs idées et par des divisions au sein de leur mouvement. L’AKP (Parti pour la Justice et le développement) est différent de Rifah, il est d’ailleurs né d’une scission avec celui-ci. Si Erdogan a pu gagner les élections et gouverner, c’est bien parce qu’il a donné une nouvelle vocation à son parti, lequel se présentait comme un parti conservateur démocrate acceptant la modernité, mais n’excluant pas la religion. «L’AKP défend la laïcité, l’économie de marché, la privatisation et l’égalité des genres dans le champ professionnel», note Rukiye Tinas, docteure en Sciences Politiques à l’Université de Lyon. «Erdogan n’a jamais oublié qu’il a gagné grâce au vote massif des femmes», souligne-t-elle.
Au Maroc et en Tunisie, l’arrivée au pourvoir des islamistes s’est faite grâce aux révolutions. Mais là aussi il s’agit pour eux de faire des concessions afin d’y rester.
Haouès Séniguer, Docteur en sciences politiques à l’Université de Lyon2, a montré que la mouvance islamiste, depuis la «Chabiba islamiya» (jeunesse islamiste) fondée en 1969, jusqu’à aujourd’hui, a subi plusieurs révisions dans ses idées, suite à ses confrontations avec le régime marocain et l’emprisonnement de ses membres. Il a même trouvé des terrains de compromis avec la monarchie. Il a rappelé à cet égard qu’Abdel-Ilah Benkiran, président du PJD (Parti de la justice et du développement) et actuel chef du gouvernement marocain n’avait pas soutenu le mouvement du 20 février car «il avait capitalisé sur plusieurs points avec le Roi.»
Maroc et Tunisie : le défi du maintien au pouvoir
Mais en accédant ensuite au pouvoir, il n’a pas trouvé le terrain balisé. Au contraire, le gouvernement de coalition est vite rentré en crise, rendant la gouvernance du pays difficile. Séniguer considère qu’il y a derrière cette crise, une tactique de la part du Roi Mohamed VI qui voudrait affaiblir tous les partis en misant sur l’usure du pouvoir, pour se positionner, à la fin, comme le réconciliateur et le sauveur du Maroc.
Néanmoins le PJD a lui aussi changé de stratégie pour contourner les difficultés. En effet, incapable de faire passer certains de ses projets, notamment au niveau de l’audiovisuel, il a décidé de jouer sur le conservatisme de la société. «Au lieu de militer pour son islamisation, le parti a axé son action à conformer les réformes avec la religion, tout en intensifiant la proximité avec la population. En résumé, il est passé de "la solution islamiste"», au compromis pragmatique.»
En Tunisie, la situation se présente différemment. Ennahdha a cherché, dés son arrivée au pouvoir, à pousser en avant les salafistes, représentants d’un islam radical, pour se positionner au juste milieu, comme gardienne du temple d’un islam modéré et comme solution de rechange. Sauf que le développement de la mouvance salafiste, vers l’usage de la force et du terrorisme pour déstabiliser le régime, a obligé les islamistes à changer de stratégie. À cela, il faudra ajouter le risque d’implosion qui guette constamment le parti en raison des différents courants qui le traversent.
«Ennahdha est, aujourd’hui, devant deux défis majeurs : «ou elle va réprimer la mouvance salafiste, ce qui va amener cette dernière à réaliser des attentats individuels, surtout qu’elle bénéficie actuellement du soutien des «ultras», ou elle la laisse s’institutionnaliser et s’organiser en partis, et dans ce cas, il y a le risque de création d’une formation politique très populaire, à l’image du FIS (Front islamique du Salut) en Algérie, laquelle fédérera la population des quartiers populaires (où sont implantés en masse les salafistes), et les bases radicales d’Ennadhha», souligne Michael Béchir Ayari, docteur en sciences politiques et chercheur à Crisis Group.
Hanène Zbiss