Listes électorales sous étiquette unique, dissidences, démissions et conflits au sein et entre les partis et les Fronts rythment depuis un certain temps la scène politique démocrate. Depuis le 23 octobre 2011, une catastrophe électorale pour eux, les démocrates se rassemblent pour mieux se séparer et aujourd’hui, ils restent encore fragmentés. La division est-elle leur destin ? Quels en sont les raisons et les enjeux ? Peuvent-ils encore mener des combats en commun ?
Après le retrait d’Al Joumhouri, le 29 décembre 2013, de l’Union pour la Tunisie (UPT), ses composantes — Al Massar, le Parti du travail patriotique et démocratique et le Parti socialiste — se sont réunies le 26 juin dernier en l’absence de Nidaa Tounes, jusqu’ici l’un des partis adhérant à l’UPT. Cette absence vient après l’annonce du mouvement présidé par Béji Caïd Essebsi, de se présenter aux législatives avec ses propres listes. Or l’une des raisons ayant donné naissance à l’Union pour la Tunisie, outre le front politique qu’elle constituait comme opposant à Ennahdha alors au pouvoir, était la probabilité d’un front électoral. Avec la sortie de la Troïka du gouvernement et le retour relatif au calme en Tunisie, le rôle politique du l’UPT s’est estompé. Alors que les sympathisants du camp démocrate espéraient voir ses composantes se souder dans une union électorale, celle-ci éclate à quelques mois des élections. Le leader d’Al Joumhouri, Ahmed Néjib Chebbi, avait qualifié l’UPT de «mort-née». Cela prouve peut-être que les dissidences ayant mené à l’implosion actuelle avaient commencé dès le départ… La réunion des secrétaires généraux des trois composantes restantes ayant eu lieu le 26 juin, vise d’ailleurs à prendre les mesures qui s’imposent après la décision de Nidaa Tounes de présenter ses propres listes aux élections. Des demandes d’adhésion d’autres partis, tels l’Union tunisienne et Thawabet, ne vont pas changer la donne.
En attendant de voir l’UPT avec de nouvelles composantes et un nouveau visage, chacun entame sa campagne électorale en solo. Le Parti des travailleurs, ayant tenu samedi son congrès national, continue à évoluer dans un Front populaire qui, dès le départ, n’a pas rejoint l’UPT, mais reste un élément marquant de la gauche tunisienne et qui aujourd’hui se trouve à la troisième place dans les sondages après Nidaa Tounes et Ennahdha. Le Front populaire, qui compte quatorze partis de la gauche, dont la gauche radicale et des nationalistes panarabes, sera le cadre organisationnel et politique pour mener la bataille des élections, selon le Parti présidé par Hamma Hammami, le Parti des travailleurs. Ainsi et face à une UPT qui implose, le Front populaire reste relativement soudé et se présentera avec des listes communes aux élections. Il semble être le seul camp de gauche en Tunisie à demeurer uni au moment où les autres composantes sont tentées de mener les élections en électrons libres. L’Union pour la Tunisie et le Front populaire sont, rappelons-le, les deux grandes composantes du Front de Salut ayant été créés au lendemain de l’assassinat de Mohamed Brahmi pour constituer une force politique ramenant l’équilibre sur la scène politique. La pression qui a été alors exercée a conduit au dialogue national et à la fin de l’ère de la Troïka. Mais il semble qu’il soit plus aisé aux démocrates de s’unir dans l’opposition plutôt que de se présenter dans des listes communes. Les dissidences vont bien au-delà des simples ambitions propres à chaque parti. Parmi les démocrates en Tunisie, et outre le Front populaire et l’Union pour la Tunisie, on compte aussi l’Alliance démocratique et l’Initiative nationale destourienne, une fusion de quatre partis destouriens : la Patrie libre, présidé par Mohamed Jegham, Al Moubadara, de Kamel Morjane, le Parti de l’Unité et de la réforme, d’Ezzedine Bouafia et Zarkaa Al Yamama, de Taoufik Hamza.
Clivages
Depuis la Révolution, le paysage politique tunisien a été marqué par une gauche fragmentée. On est, certes, loin du clivage des élections du 23 octobre 2011, mais les fragmentations, néanmoins, persistent.
Nidaa Tounes traverse depuis quelques mois plusieurs crises internes avant même d’avoir décidé de faire cavalier seul aux élections. Dissidences et conflits entre composantes de gauche, syndicale, destourienne et RCDistes ont souvent failli faire imploser le mouvement, sans compter les conflits d’intérêts et la lutte pour le pouvoir au sein de Nidaa Tounes.
L’existence de plusieurs sensibiltés politiques et autant de calculs électoraux, à Al Joumhouri et chez Nidaa Tounes, ont nourri la division interne et ont mené à la séparation d’avec les autres démocrates. Le Front populaire, dont les principale sensibilités sont la gauche et les nationalistes, reste en revanche uni, mais il est peu probable qu’il rejoigne les autres démocrates et destouriens, car ils n’ont, ni même vision économique, ni programme commun.
Ennahdha, Consensus à tout bout de champ
Face à un camp démocratique composé de plusieurs fronts et partis, Ennahdha semble garder sa cohésion et toutes ses cartes. En effet, et malgré la chute de popularité du parti islamiste et les changements géopolitiques défavorables, les législatives représentent à la fois ses chances de rester fortement présent sur la scène politique. Face aux démocrates partagés entre plusieurs tendances et listes, les partisans d’Ennahdha n’ont qu’un seul choix à faire. Ennahdha s’est par ailleurs battu pour que l’organisation des législatives précède celle des présidentielles et elle a pu emporter la bataille. Sa proposition d’un candidat présidentiel consensuel constitue une carte à jouer avant et après les législatives. Dans un contexte de clivage chez les démocrates, Ennahdha a toutes ses chances de voir sa proposition acceptée par certains démocrates et une nouvelle «Troïka» à l’image de l’ancienne peut naître et assurer une nouvelle chance au projet islamiste.
La même erreur qu’en 2011 ?
Le 23 octobre 2011, 3.702.627 Tunisiens ont voté. Pour 217 sièges à l’ANC, 11.686 candidats se sont présentés sur un total de 1.517 listes. Ennahdha a raflé 1.501.320 voix et les autres ont été départagées dans une multitude de partis démocrates. Même si aujourd’hui le nombre de sympathisants d’Ennahdha diminue, ce schéma risque de se répéter si les voix des démocrates se retrouvent à nouveau éparpillées. En 2011, les deux partis succédant à Ennahdha dans les résultats — pourtant censés être démocrates — ont fait alliance avec le parti islamiste et le résultat a vu Ennahdha dominer. L’offre nahdhaouie de choisir un candidat consensuel aux présidentielles, accentue les risques de voir ce scénario se décliner sous une autre forme. Il reste une troisième erreur qui pourrait aussi se répéter. Les 3.702.627 votants de 2011 ne représentent pas la moitié de ceux qui sont en âge de voter en Tunisie, à savoir 7.569.824 électeurs potentiels. Le boycott et l’abstention ont été en grande partie dus au grand nombre de partis et de candidats. Beaucoup de Tunisiens ne savaient pas à qui donner leurs voix et ont préféré s’abstenir. Aujourd’hui l’abstention demeure le premier parti avec pour cause principale la fragmentation des démocrates. Il est fort probable d’enregistrer une nouvelle fois un taux d’abstention supérieur ou égal à celui de 2011 si les démocrates persistent dans la division ou, pire encore, se livraient une guerre électorale durant la campagne.
Une bataille commune
Certains démocrates semblent avoir compris l’enjeu. Lors de la cérémonie d’ouverture du quatrième congrès du Parti des travailleurs par exemple, de nombreux responsables d’autres partis ont été présents. On comptait parmi eux, Taïeb Baccouche, Secrétaire général de Nidaa Tounes, Ahmed Néjib Chebbi, président de la haute instance politique d’Al Joumhouri, Samir Bettaieb, fraîchement élu à la tête d’Al-Massar, Zied Lakhdar, Secrétaire général du parti Patriotes-Démocrates unifié, Mohamed Jmour, porte-parole du même parti, Mongi Rahoui (Watad)…
Les démocrates continuent malgré les divisions et l’absence de larges perspectives communes, à mener en façade des batailles communes. La première bataille est de renvoyer une image confiante et incitante au vote à la base électorale qui appréhende déjà leurs divisions. Rassurer l’électeur sur une probabilité d’alliance post-législative entre démocrates semble être le seul moyen de retrouver sa confiance dans le contexte de l’absence de listes communes dès le départ des échéances.
Ils se doivent aussi de s’organiser et de se battre ensemble pour les meilleures conditions possibles de tenue des échéances électorales à venir et continuer à faire pression pour l’application de la feuille de route, notamment sur la question de la neutralité des mosquées et des institutions publiques.
Hajer Ajroudi