Antichambre de l’inégalité face à la mort, l’injustice devant la maladie oppose les soins assurés par les cliniques, cher payées, au délabrement hospitalier.
A l’amont de la différenciation opère une autre distinction établie entre les ceintures péri-urbaines et les quartiers huppés.
Natives des zones marginalisées, Salma Dziri et Hana Gharbi, jadis interviewées, furent soignées, à titre gratuit, par mon très cher ami, hélas parti, le médecin-dentiste, chevronné, Mohamed Jarraya. Tous les amis du lycée Carnot vinrent à l’ultime adieu de l’homme chaleureux et valeureux.
Un article, paru, lui rendait hommage pour avoir poussé, à son extrême limite, la discrimination positive en ces temps où l’interminable crise tendait à raréfier ce genre de magnanimité. Généreux, désintéressé, décontracté, Mohamed refusa d’accepter l’argent de personnes désargentées.
Aujourd’hui, encore hanté par le souvenir de ce panache inoubliable et inoublié, je viens d’interviewer Wiem Khaddar, médecin-dentiste et ancienne des hôpitaux de Paris, installée à El Manar. La principale question fut: « Les patients venus consulter prennent-ils soin de leur hygiène buco-dentaire au quotidien ? ».
L’interrogation me fut suggérée par une lecture passée. Dans un ouvrage titré « La fonction érotique », le gynécologue Gérard Zwang, désappointé, critiquait l’absence de toilette intime observée chez plusieurs de ses patientes. De même, vu l’exorbitante fréquence de l’obésité, marqueur d’une alimentation déséquilibrée, je songeai aux dents, elles aussi malmenées.
A la question, Wiem répond : « Cela dépend. Même s’ils peuvent se permettre plus de gâteries, nocives à la dentition, les fortunés, en général cultivés, prennent soin de leurs dents et consultent à temps. Les défavorisés tardent à venir et laissent le mal empirer. Les carences alimentaires et le manque d’argent aggravent la situation. Entre les riches et les pauvres, les moyens matériels et l’instruction font la différence ». Au moment où Wiem évoque l’instruction, elle convoque, à juste titre, l’œuvre et l’aura de Bourguiba. Son explication explicite la relation construite entre le médical et le social. En effet, les dents n’existent pas hors de l’appartenance à l’indigence ou à l’opulence. Diplômée, chômeuse et résidant à hay Ezzayatine avec ses parents précarisés, Hlima Toujani me dit : « Je n’ai aucune molaire sans carie, mais où sont les millions ? »
Ainsi donc, Mohammad porte l’accent sur les dents de l’exclusion et Wiem attire l’attention vers les deux versants où prospèrent et dégénèrent les dents de la terre. Dans ces conditions, Wiem et Mohamed scrutent, à l’arrière-plan de telles et telles dentitions, les sources de la discorde et de la contestation. Selon Fanon, le médecin réceptionne les produits de la guerre et de la misère, mais il n’est guère habilité à résoudre le problème principal du monde social clivé par l’inégalité. Wieme signale cet effet de miroir par où l’aspect buco-dentaire donne à voir l’analyseur des conditions humaines, trop humaines : « Les dents, c’est très important. D’eux dépend la qualité de vie ».
Dans la même orientation, une étude sud-coréenne établit une relation de cause à effet entre le brossage dentaire et la prévention des troubles cardio-vasculaires. Par un procès cumulatif, la pauvreté hypothèque l’entretien buco-dentaire ; celui-ci n’arrange pas le cœur envahi par les bactéries, et la rétroaction circulaire des effets délétères accélère la descente aux enfers sanitaires. D’une froideur polaire, les statistiques de l’INS excellent dans l’art de passer à côté de la détresse. Le chiffre, 15 pour 100 de chômeurs, ne dit rien sur « la qualité de vie ». De ces trois entretiens, fort instructifs, émerge, surtout, l’incidence des conditions d’existence, plus ou moins salutaires, sur l’entretien dentaire. Ce lien rejoint la règle de l’explication sociologique par la mise en relation de champs différents à l’œuvre au sein de la réalité sociale globale. Le 9 décembre eut lieu l’ultime interview accordée par Madame Wiem. Dans la salle d’attente, lisait une dame élégante. Une fois le silence brisé, nous parlâmes de l’incident survenu à l’ARP.
Puis advient l’échange de l’une et l’autre identité. Enseignante et maintenant retraitée, madame Joelle Charfi, belle-sœur de l’éminent professeur Mohamed Charfi, me dit : « Ce n’est pas la première fois que je viens. Madame Wiem est très compétente, toujours souriante et d’une extrême gentillesse. Tout le monde l’aime ». Ainsi, dans l’anonymat et le secret des cabinets, Mohamed et Wiem améliorent la qualité de vie par la mise en pratique de la compétence professionnelle et de la vertu relationnelle à l’heure où « la personne qu’il faut à la place qu’il faut » ne paraît guère crécher du côté du Bardo.
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