Le rythme et le ton de la campagne électorale, qui a démarré le 14 septembre, ne dépendent pas que des candidats en lice, bien que la course entre les trois candidats officialisés par l’Isie ne soit pas équitable ni anodine dès lors qu’un des trois postulants est en détention pour fraudes en relation avec les parrainages.
Le tempo est également donné par la compétition qui oppose l’Instance supérieure indépendante pour les élections au Tribunal administratif. Un duel juridique aux retombées et implications politiques, qui n’aurait pas eu lieu si l’enjeu de cette élection présidentielle n’était pas l’éventualité d’un second mandat pour le président sortant. Pour nombre de Tunisiens, le mandat de Kaïs Saïed a été douloureux, très cher payé par une catégorie de citoyens qui se sont retrouvés dans le viseur de celui qui a décidé, un certain 25 juillet 2021, de mettre la main sur le pays et de lancer une chasse aux sorcières au nom d’une guerre contre la corruption et contre les alliances douteuses avec des réseaux étrangers politico-financiers.
Dans son manifeste électoral, droit dans ses bottes, le candidat à sa propre succession a expliqué, de son point de vue, le pourquoi et le comment du coup de force de l’été 2021 que la majorité des Tunisiens a applaudi. Ce fut « une décision historique pour sauver le pays », explique-t-il, et les mesures du 25 juillet 2021 ont été prises « pour préserver la paix sociale ». Aucun doute sur l’intention d’un tel acte. Son concurrent Zouhaïr Maghzaoui ne dirait pas le contraire, avant que l’eau ne coule sous le pont qui, espère-t-il, le mènera au Palais de Carthage, porté par les voix des électeurs mécontents.
Il se trouve que la suite des événements a changé l’âme et le visage de la Tunisie qui s’est révoltée pour arracher sa liberté et sa dignité et les personnes, aujourd’hui poursuivies par la justice, à tort selon les adversaires politiques du pouvoir en place, ou à raison pour d’autres, appartiennent aux différentes catégories d’élites du pays, pendant un temps intouchables et impunies. Aujourd’hui, cela fait du bruit ici et hors des frontières nationales. Un mouvement de solidarité est en train de grossir autour d’eux afin que la Tunisie préserve son statut de première démocratie dans le monde arabe.
Certes, tous les dérapages ont été commis pendant la décennie 2011-2021 au nom d’une démocratie de façade, défigurée, biaisée, mais rien n’est encore perdu, la leçon est difficile mais elle est retenue.
Si la lutte contre la corruption et celle contre toute forme d’atteinte à la souveraineté nationale sont des principes partagés par la majorité des Tunisiens, on ne peut pas dire autant de la manière avec laquelle elles sont concrétisées. Trop de gens ont le sentiment d’être lésés, d’autres ont vu subitement leur vie gâchée, d’autres encore vivent des drames. Alors, pour cette élection présidentielle, un front hostile au processus du 25 juillet est mobilisé pour lui mettre un terme.
Qu’est-ce qui va faire la différence entre les trois candidats en lice ?
L’appartenance à un camp ou à un autre, celui de Kaïs Saïed ou celui de ses adversaires, partisan du processus du 25 juillet ou du retour en arrière. Le choix est restreint, problématique. Force est de constater qu’il n’y a pas une troisième voix qui mène à la rectification des erreurs du passé sans dilapider le capital-liberté obtenu au prix du sang et de plusieurs années de militantisme. Ce troisième candidat n’existe pas, alors le duel va continuer, y compris entre les institutions sous forme d’un regrettable bras de fer entre l’Instance constitutionnelle, l’Isie, et le Tribunal administratif au passé prestigieux. Rien ne permet de croire que cette situation inédite et peu honorable va se régler à l’amiable puisque pour l’Instance électorale, le litige est dépassé et les bulletins de vote sont imprimés. « Nous sommes passés à autre chose », assure un membre du Conseil de l’Isie. Un coup de force de l’Isie ? C’est, dans tous les cas, l’escalade qui risque de remettre en question les résultats de ces élections.
A l’instant où ces lignes sont rédigées, trois candidats officiels concourront le 6 octobre prochain pour le premier tour du scrutin présidentiel : Ayachi Zammel, Zouhaïr Maghzaoui et Kaïs Saïed. Les deux premiers parient sur le Changement, le troisième sur la continuité. Ayachi Zammel, en détention, est le plus radical. Il compte effacer tout ce qu’a entrepris le président sortant et tout refaire, à commencer par la libération des personnalités politiques et des journalistes prisonniers, la rédaction d’une nouvelle constitution et la convocation de nouvelles élections législatives. La même démarche que celle de Kaïs Saïed mais dans le sens inverse. Le rêve de la classe politique et des lobbys qui souhaitent clore la parenthèse Kaïs Saïed et revenir au point zéro, c’est-à-dire 2021. Zouhaïr Maghzaoui, le premier à arpenter librement et sans contraintes les rues tunisiennes, s’il est élu, sera un président rassembleur, promet-il, contrairement à Kaïs Saïed, et son programme électoral ambitionne de construire une démocratie sociale. Kaïs Saïed, lui, ne compte rien changer. Il s’engage à poursuivre l’assainissement du pays, donc pas de répit en vue pour la chasse aux sorcières, à bâtir une économie prospère en comptant d’abord sur les ressources propres du pays, donc d’autres années difficiles en perspective, et à instaurer la stabilité au travail, donc le parachèvement de son projet de suppression des emplois précaires et de la sous-traitance, afin de garantir une vie décente aux Tunisiens.
Ceci dit, tout peut encore arriver d’autant que les affaires pour lesquelles Ayachi Zammel est en détention provisoire sont toujours en cours d’instruction. À tout moment, le verdict judiciaire peut tomber et changer de fond en comble la forme et le fond de la course à la Présidentielle.
Dans le cas où il ne resterait plus que deux candidats, rien ne permettra de douter de la victoire de Kaïs Saïed dès le premier tour, sauf si le front politico-civil qui soutient Ayachi Zammel déplace le curseur vers Zouhaïr Maghzaoui.
Zammel ou Maghzaoui, c’est pareil, dès lors que le programme électoral qui prévoit d’effacer le quinquennat de Kaïs Saïed et de rétablir les libertés et la démocratie, ne pourra être concrétisé sans la participation directe des partis politiques et de la société civile qui ont confectionné la décennie 2011-2021.
Ayachi Zammel appelle de son lieu de détention à « tourner la page », Maghzaoui a pris déjà l’engagement qu’il fera participer toutes les parties dans la conception « d’une autre Tunisie », qu’il croit possible. Kaïs Saïed, quant à lui, affirme que « les défis sont importants, mais qu’aucun retour en arrière n’est possible ».
La campagne continue.
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