Les déserts médicaux s’étendent en Tunisie : La santé numérique et l’IA sont-elles la panacée ?

Par Dr Sami Ayari*

Un soir de cette année, juste avant le début de l’été, dans le quinzième arrondissement de Paris, non loin du célèbre hôpital public Necker-Enfants malades, je me trouvais dans un petit restaurant libanais. À la table voisine, un groupe de huit jeunes, élégamment habillés, discutait en tunisien avec un accent “sfaxi”. Leur conversation portait sur leurs spécialités médicales : anesthésie, gynécologie, radiologie, cardiologie, etc. Ils évoquaient également leurs conditions de travail et les différentes opportunités pour s’installer en France ou ailleurs. J’éprouvais alors un mélange de fierté et d’amertume… Et la Tunisie, leur pays formateur ?
Une Tunisie qui finance, à ses frais, une formation dont d’autres pays bénéficient. Un paradoxe cruel !
Un reportage diffusé en 2022 sur la chaîne ARTE, intitulé «Tunisie, le grand exode des médecins», est disponible pour visionnage. Sa présentation a intensifié mes sentiments d’amertume, de frustration, mais aussi de curiosité.
“Pour pallier la pénurie de soignants, l’hôpital français a recruté quelque 23000 médecins étrangers, parmi lesquels bon nombre de Tunisiens. Le pays du Jasmin voit désormais près de 1000 médecins le quitter par an, soit presque autant que le nombre de praticiens qu’il forme annuellement. Très bien formés dans leur pays d’origine, ils se révèlent être des professionnels efficaces et «prêts à l’emploi».”
Oui, ces jeunes médecins tunisiens bénéficient d’une formation de haute qualité, malgré le contexte économique difficile. Cependant, ils se dirigent de plus en plus vers l›Europe. Malheureusement, ce phénomène ne concerne pas uniquement les jeunes ni exclusivement l›Europe. Des professeurs, des spécialistes chevronnés et même des membres du personnel soignant quittent également la Tunisie. La véritable question est : pourquoi ?
L’exode des médecins tunisiens s’intensifie, posant un sérieux défi pour le système de santé national. Depuis 2017, environ 800 médecins quittent le pays chaque année, en majorité de jeunes diplômés. En 2021, ce nombre a dépassé 970, contre 570 en 2018. Près de 45% des jeunes médecins inscrits à l’Ordre des médecins en 2017 ont émigré, soulignant l›ampleur de cette fuite des talents. Le nombre de départs a presque doublé entre 2000 et 2017, passant de 563 à 1000 médecins, accentuant la gravité de ce phénomène.
Les principaux pays vers lesquels se dirigent les médecins tunisiens sont la France, l’Allemagne, les États du Golfe, les États-Unis et le Canada. Ce phénomène soulève des inquiétudes quant à l’avenir des services de santé en Tunisie. Selon l’initiative « Houloul », ces départs concernent principalement de jeunes diplômés, souvent âgés de moins de 40 ans, et touchent autant les médecins généralistes que les spécialistes.
Un nombre important de femmes fait également partie de cette migration. Les spécialistes, en particulier les anesthésistes et réanimateurs, sont surreprésentés, ce qui met en évidence une perte de compétences cruciales pour le système de santé tunisien.
Selon RECONNECTT, plusieurs professeurs de médecine et professionnels tunisiens de renom exercent actuellement à l’étranger.
Parmi eux, nous pouvons citer le Prof. Ali Guermazi (Radiologie, USA), Amine Hila (Gastroentérologie, USA), Nizar Smaoui (Génétique, USA), Senda Ajroud (Neurologie, USA) et Moncef Berhouma (Neurochirurgie, France).
En anesthésie, SM, ancien professeur hospitalo-universitaire, est aujourd’hui praticien attaché dans un hôpital public à Paris, tout comme AJ, maître de conférences en anesthésie, qui a emprunté un parcours similaire. À vous d’en tirer les conclusions.

Chercher les raisons
Les faibles rémunérations sont certes un facteur majeur, les salaires dans le secteur public en Tunisie étant bien inférieurs à ceux proposés à l’étranger, incitant de nombreux professionnels à chercher de meilleures opportunités mais elles ne sont pas l’unique raison du départ des médecins tunisiens.. En effet, l’environnement du travail joue un rôle tout aussi déterminant. Les médecins doivent faire face à un manque de ressources et d’équipements, une surcharge de travail et une pression psychologique croissante, notamment dans le secteur public.
Le manque de soutien institutionnel entraîne souvent un épuisement professionnel, avec de nombreux cas de burn-out, poussant les médecins à envisager une carrière à l’étranger pour trouver un meilleur équilibre de vie. De plus, l’infrastructure de santé défaillante compromet parfois la qualité des soins, ce qui ajoute à la frustration des professionnels. Le manque de reconnaissance, les perspectives de carrière limitées et les opportunités restreintes de formation continue ou de spécialisation renforcent cette tendance à l’exode. Les inégalités régionales dans le système de santé exacerbent les difficultés. Il existe des disparités marquées entre les régions en Tunisie en matière d’accès aux infrastructures et aux soins. Par exemple, le gouvernorat de Tunis compte 15 fois plus de médecins que des régions comme Sidi Bouzid, qui souffrent d’une pénurie alarmante, selon « Houloul ». Les médecins exerçant dans les zones intérieures ou défavorisées sont confrontés à des conditions de travail plus exigeantes et à des infrastructures insuffisantes. Cette situation crée de la frustration et incite certains à quitter le pays, aggravant ainsi les déserts médicaux qui se multiplient à travers la Tunisie.
“Un désert médical désigne une zone géographique où l’accès aux soins de santé est insuffisant ou difficile. Cela peut être dû à un nombre insuffisant de professionnels de santé (médecins, infirmiers, spécialistes, etc.), à une mauvaise répartition des établissements de santé, ou à des infrastructures inadaptées…”
La pandémie de la Covid-19 a complètement mis à nu les faiblesses du système de santé en Tunisie.

Des atouts, certes…
Le système de santé tunisien, malgré certains défis, est l’un des plus avancés en Afrique, avec des standards médicaux proches de ceux de l’Europe. Il se distingue par plusieurs points forts.  Il offre une couverture médicale relativement étendue, avec un réseau d’hôpitaux publics et de cliniques privées qui s’étend jusqu’aux zones rurales. Ce maillage permet à une grande partie de la population d’accéder aux soins de santé de base, soutenue par un système de sécurité sociale facilitant l’accès aux hôpitaux publics.
La qualité de la formation médicale est un autre atout clé, produisant des professionnels de santé hautement qualifiés, dont beaucoup se distinguent à l’international. Le système a également contribué à des progrès notables en matière de santé publique, avec une réduction significative de la mortalité infantile et une amélioration de l’espérance de vie.
Bien que théorique, la Tunisie dispose d’une couverture santé universelle, avec une assurance obligatoire pour tous les citoyens.
Toutefois, son application reste inégale dans certaines régions. Avec une infrastructure solide composée de centres de santé, dispensaires et hôpitaux, le pays offre une espérance de vie moyenne de 74 ans, parmi les plus élevées en Afrique. Plus de 90% de la population bénéficie d’une assurance santé, et l’infrastructure compte environ 2000 centres de soins de base, 180 hôpitaux publics et plus de 100 établissements privés.
Examinons maintenant le classement de la Tunisie selon divers indices internationaux. D’après le Health Care Index de Numbeo, la Tunisie se classe 71e sur 94 pays en 2024, après avoir été 68e sur 94 en 2023, 56e sur 84 en 2017 et 32e sur 105 en 2015, ce qui montre une régression progressive de son système de santé.
Selon le Health Care Index de CEOWORLD magazine, la Tunisie est classée 55e sur 104 en 2024, tandis que Statista’s Health Index la plaçait 79e sur 135 en 2023. Il est important de noter que ces classements peuvent varier en fonction des méthodologies et des indicateurs utilisés par chaque organisme.
Le Global Health Security Index (GHS Index) évalue la capacité des pays à prévenir, détecter et répondre aux épidémies et pandémies. Il a été développé par le Nuclear Threat Initiative (NTI) et le Johns Hopkins Center for Health Security, en partenariat avec l’Economist Intelligence Unit. En 2021, la Tunisie se classait à une position préoccupante, 123e sur 195 pays.
Selon l’OMS, les dépenses courantes de santé en pourcentage du PIB en Tunisie étaient de 6,97% en 2021, alors que la moyenne mondiale se situe généralement entre 9 et 10%.

La nécessaire stratégie
Face à ces constats alarmants, il revient désormais au ministère de la Santé de mettre en place une stratégie à court, moyen et long termes pour retenir nos talents médicaux et limiter la fuite des compétences.
Cela implique l’adoption d’une gouvernance moderne, la réforme des caisses nationales, l’amélioration des ressources et des équipements, ainsi que la réduction des inégalités régionales. Si des solutions existent, les Tunisiens attendent avant tout des actions concrètes.
La digitalisation, la santé numérique et l’IA, soutenues par des investissements adéquats, apparaissent comme des solutions clés pour résoudre de nombreux défis actuels. Mais comment bâtir un système de santé numérique ? Quelle stratégie adopter et quels piliers prioritaires définir ? L’inclusivité en santé doit également être au cœur de cette transformation pour garantir un accès équitable à tous les niveaux du système.
Les travaux du professeur Mohamed Jmaïel, membre fondateur de la Tunisian AI Society, ainsi qu’au Sfax HealthTECH, cluster dédié aux technologies de santé à Sfax : “Santé numérique en Tunisie : Etude de l’existant et plan d’actions stratégique”, sont à cet égard édifiants.
Ce rapport propose un plan stratégique afin de bâtir un système de santé numérique en Tunisie, en se basant bien sûr sur une étude fine de l’existant et sur les besoins du contexte actuel.
La mise en œuvre de cette stratégie requiert des prérequis essentiels, notamment un engagement fort de l’État et une gestion durable du changement.
Un système de santé numérique permet :
– Un meilleur accès aux soins grâce à la télémédecine, aux moyens TIC, etc. et une meilleure qualité des soins.
– Une couverture accrue aux services de soin et une utilisation plus dense.
– Une équité et plus d’égalité régionale.
La mise en place de cette stratégie nécessite des prérequis incontournables, un engagement fort et ferme de l’État, une conduite de changement pérenne.
La stratégie repose sur plusieurs principes directeurs et recommandations, dont voici quelques-unes :
– Leadership et gouvernance solides
– Engagement et coordination des parties prenantes
– Conception centrée sur le patient
– Décisions basées sur les données et des données ouvertes en garantissant la sécurité de ces données de santé
– Stratégie d’investissement durable
– Renforcement de l’infrastructure : réseau internet, cybersécurité, stockage des données…
– Développement des services et des applications innovantes
– Cadre réglementaire, politique d’éthique et de conformité
– Ressources humaines en développant les compétences, les formations, etc.
Nous espérons que notre ministère aura pris connaissance de ce rapport, qui est riche et détaillé, et qu’il agira rapidement. D’ailleurs, on se félicite de la mise à niveau du centre de données visant à renforcer la capacité de stockage, l’infrastructure numérique et contribuer à accélérer l’achèvement de la numérisation du secteur de la santé, l’un des principaux piliers de la politique nationale de santé 2035.

L’IA comme panacée
Nous avons évoqué le développement des applications et des services comme un pilier de ce système de santé numérique, l’IA en fait partie.
L’IA pourrait atténuer les déserts médicaux en proposant des solutions innovantes pour améliorer l’accès aux soins. En palliant la pénurie de professionnels de santé et d’infrastructures, elle permettrait une meilleure prise en charge des patients dans les zones sous-médicalisées.
La télémédecine offre une solution efficace pour les patients vivant dans des zones rurales ou sous-desservies, leur permettant de consulter des médecins à distance via des plateformes numériques.
Cette approche réduit les déplacements coûteux et facilite l’accès à des spécialistes. Les consultations vidéo, le suivi médical à distance et les diagnostics en ligne améliorent ainsi la continuité des soins.
Par ailleurs, l’intelligence artificielle (IA) permet d’automatiser les diagnostics en analysant des données médicales comme les images radiologiques et les résultats de tests. Ces systèmes apportent des diagnostics rapides et précis, compensant ainsi le manque de spécialistes dans les déserts médicaux et appuyant les professionnels de santé locaux.
L’IA et les plateformes numériques permettent de fournir une formation continue aux médecins et aux infirmiers dans les régions éloignées. Cela garantit que les professionnels de santé restent à jour avec les dernières avancées médicales, sans avoir à se déplacer pour assister à des séminaires ou des cours en présentiel.
Grâce aux capteurs connectés et aux appareils de surveillance de la santé, les patients des déserts médicaux peuvent être suivis en temps réel par des systèmes d’IA. Cela permet aux professionnels de santé d’intervenir rapidement en cas de détérioration de l’état de santé, tout en évitant des hospitalisations fréquentes.
Les technologies offrent divers services et la Tunisie dispose des compétences nécessaires pour les mettre en œuvre, à condition qu’une réelle volonté politique existe. Toutefois, il est crucial de prévenir la fracture numérique afin d’éviter de nouvelles inégalités d’accès aux soins. Bien qu’allégeant et améliorant le système, la technologie ne dispense pas les décideurs de combattre l’exode massif des médecins tunisiens, qui menace la qualité et l’équité des soins. Des stratégies attractives et une amélioration des conditions de travail dans le secteur public sont urgentes pour enrayer cette crise. ,Le marché de la santé numérique connaît une expansion rapide et impressionnante. En 2022, il était évalué à 255,87 milliards de dollars et devrait atteindre 565,23 milliards d’ici 2030, 15% par an.
Le segment de l’e-santé pour les consommateurs (B2C) devrait voir son chiffre d’affaires augmenter de plus de 60% entre 2021 et 2025, atteignant environ 78 milliards d’euros.
La pharmacie en ligne et les consultations médicales représentent plus de 75% des revenus du marché B2C. Les applications d’e-santé sont attendues comme le segment le plus dynamique, avec des revenus mondiaux dépassant 2 milliards d’euros en 2025, soit une hausse de 77% en quatre ans. Et la Tunisie ?

*Expert technique senior en organisation informatique et transformation des données chez
BNPPARIBAS . Cofondateur et coordinateur général de la Tunisian AI Society

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