Par Khalil Zammiti
Le sefsari arraché cinq décennies avant la burqa importée, narrent tous deux, l’histoire d’une relation à double sens. Elle unit l’individu à son plus large groupe d’appartenance. Le 22 mars, dans une grande surface, une libyenne parvenue à la trentaine porte le voile intégral. Très serré, il moule un corps sculptural. L’air perdu, elle hésite face au rayon des légumes puis fourre, dans le même sac, tomates, carottes, poivrons et patates. La gazelle perplexe viendrait-elle du beau désert ensanglanté par les rebelles ? J’accoure et je lui dis : « Madame, pour la pesée, il faut placer chaque denrée dans un sac séparé ». Elle sourit et dit merci. Gratifié par l’amabilité je redouble de férocité.
Une fois le sac vidé avec autorité, je saisis une grosse carotte et dis : « Pas celle-ci, la naissance des feuilles doit être plus rétrécie ». Un signe de la tête acquiesce et me voici réconcilié avec l’allégresse. Tout cela n’est rien mais le goût de la vie, au quotidien, poursuit le défilé de petits riens. « Et dans mon âme il brûle encore à la façon d’un feu de bois ». Au seuil de la séparation polie mais aussitôt regrettée un éclair jailli de ses beaux yeux noirs m’a envoûté. J’ai presqu’aimé cette inconnue l’espace d’une matinée.
Le prédicateur-violeur
Depuis, je crois dur comme fer à une chimère. L’amour seul pourrait sauver la terre de la haine sectaire, mère de toutes les guerres. Dévoilée ou cachée, la beauté « rend l’univers moins hideux et les instants moins lourds ». Dommage ! Ah si j’avais l’adresse de cette princesse ! Au moment où la belle souriait, une lettre assiégeait ma pensée : « Le noir te va si bien, mais ta splendeur source la mise en valeur de toutes les couleurs ».
La mini-jupe, le jean et la burqa mènent le même combat…
Plus tard, une fois revenu, hélas, à la maison de la raison, la méditation sociologique revient sur l’habillage trop pudique du sens érotique. Avec ou sans voile, fut-il intégral, scintillent les étoiles. De là provient l’éthos machiavélique de l’exciseur satanique. Son obscénité n’est plus à démontrer sous le qamis du vice. Parmi d’autres monstruosités, sa façon de peloter l’enfance désemparée fut au principe de la gouvernance vomie par la part indignée d’une population bipolarisée. Aucune spécificité soi-disant culturelle ne saurait valider l’immolation d’une gamine sur l’autel du prédicateur-violeur et, de surcroit exciseur.
Malgré cela, Ghannouchi compte sur les urnes prochaines et affirme sans gène : « Nous pensons que le verdict du peuple sera en notre faveur ». A l’heure du marasme économique et de la débâcle sécuritaire, nous voici au cœur de la Tunisie à partir du Monoprix tant « les couleurs, les parfums et les sons se répandent » à travers les dédales de la société profonde. Le désir n’a cure de la fouta pré-bourguibienne, de la blouza très tunisienne ou du voile intégral si cher aux ouailles d’Abou Iyadh. Mine de rien, grands seigneurs du cœur ou sinistres violeurs déambulent du soir au matin autour de ce thème freudien mais si peu chrétien. « Humain, trop humain ! ».
El haya ouel maïta
Le passage de la dosca mythique à la vision démocratique donne à voir la transition inaugurée par les bourguibistes et loquée avec l’accès au pouvoir de l’inquisition islamiste. Ce processus antagonique implique le monde érotique. A l’ère charnière des années cinquante, un fdaoui, espèce de one man show avant l’heure, perpétuait les tours et le discours des troubadours… A Mdaq el alfa, place où une corporation tabassait la graminée destinée à la confection d’objets coutumiers, le conteur, jongleur et charmeur de serpents apprivoisés narrait, à sa façon peu historique, les prouesses de Saïdna Ali, Taraq ibn Zyed ou Antar ibn Chadad. Ses variations sur la chevelure de Jazia al Hilalia émoustillaient l’auditoire subjugué. Les gestes, les dires et les rires ponctuaient le rythme du bendir. Un foulard étalé au mitan du cercle harangué à intervalles réguliers recevait les jets de la menue monnaie. A un moment donné, ce maître du suspens paraît capter les voix de l’oracle annonciateur du miracle et, à son tour, annonce le clou du spectacle : « Allez, femmes et enfants partez maintenant. Le tour de la vivante et de la morte est arrivé ». Il saisit un vieux sac d’où il retire avec d’infinies précautions et un art consommé de la théâtralité une espèce d’orchidée.
Il attire l’attention sur les deux bulbes et d’une voix grave reprend, chaque jour, ce même discours : « Celle-ci est la vivante et celle-là c’est la morte. Manger la morte rend impuissant à vie et seule cette vivante-ci, à l’exclusion de toute autre, le guérit ». Ce jour-là un soldat le dévisage et lui dit : « Il n’y a ni morte ni vivante. Vous n’êtes qu’un imposteur. Arrêtez de mentir aux gens pour leur subtiliser leur argent ». L’accusé, imperturbable, réplique : « Bon, il est superflu de nous disputer. Si je mens et si tu dis vrai prend celle-ci et mange la devant tout le monde ». Le soldat hésite, recule et pour sauver la face juste avant de partir, marmonne : « Je ne suis pas un âne, moi, pour manger ça ». Et autour de la plante énigmatique, une terreur sacrée folâtre sur les visages sidérés. Le conteur-né, lui, exulte, prend l’assistance à témoin, tourne en bourrique l’agresseur craintif et reprend de plus belle son éternelle ritournelle. En ce temps-là, j’habitai à la « rue du Riche » tout près de Tourbet el Bey et à trente pas de la médersa (école) où Ibn Khaldoun enseigna. Pour aller au lycée, je longeai la place hantée par l’orchidée.
Ghannouchi, l’orchis et Bourguiba
Bien plus tard, lors d’un cours de sciences naturelles, je découvrais les dessous du sacré. À deux saisons différentes, un bulbe grossit et l’autre mincit. Alors une concentration de substance aphrodisiaque relaie le matériel pourvu d’un pouvoir inhibiteur, source du plus grand malheur. Le terme orchis provient du grec « orkhis » et ce mot voulait dire testicule. Les hellènes savaient-ils déjà ? L’appellation fut-elle fille du hasard prémonitoire ? Ou bien alors, s’agit-il d’une métaphore suggérée par les deux tubercules juxtaposés ? Mais que viennent faire Bourguiba et Ghannouchi dans cette galère ? Sur l’agora, les spectateurs, le conteur et le soldat perçoivent la plante à travers les catégories de pensée métaphysiques. Ils croient en l’au-delà du merrikh et voteraient pour le premier des cheikhs. Mais sur les bancs de l’école à esprit laïque et démocratique, un savoir scientifique occupe l’espace évacué par la pensée magique. Voilà pourquoi Ghannouchi insulte la mémoire de Bourguiba.
L’évidence de la succession
L’éternel besoin de croire jette une passerelle entre les croyances populaires et la religion dite officielle. Ce trait d’union explique pourquoi et comment l’ainsi nommée « réislamisation » tend la main à d’anciens démons au moment même où les théocrates « clanisés » détruisent les mausolées sans divorcer avec l’univers enchanté. Aux articles de commerce exposés dans les souks hebdomadaires par les guérisseurs pourchassés à l’ère des lumières bourguibienne, succède le bric à broc écoulé sur le parvis des mosquées salafisées.
Le nouveau bazar propose l’eau zemzem, les fioles de itr sacralisé, les corans miniaturisés ou les foulards divinisés. A l’instant même où ces biens de salut prolifèrent, les épées, les fanions et les bâtons valsent dans l’air pour soigner les mécréants. Une Kyrielle de pratiques mythiques immergent la Tunisie dans une compétition idéologique et politique où la référence au ciel colle aux fesses du rationnel, telle une ombre inséparable du marcheur, de l’objet inanimé ou de la fleur. Lévi Strauss évoquait une possible ethnologie des canards et nous voici plongés dans l’ethnologie des bazars.
KH. Z.