Depuis la Révolution, ils souffrent le martyre mais en silence. Personne ne s’en préoccupe ou presque. Tout se fait dans l’ombre. Les hommes d’affaires victimes sont partout, les maîtres chanteurs nulle part. Des légendes, des fables mais rien de concret. Ils sont interdits de voyage, extorqués, traqués, bousculés… Ils attendent la fin du calvaire. Qui, pourquoi, comment ? Dans cette enquête nous ne citerons pas de noms, ni des victimes, ni des maîtres chanteurs. Nos informateurs tiennent, eux aussi, à l’anonymat… Une saga juridico-politique qui n’en finit plus, où se mêlent victimes, bourreaux, juristes, extorqueurs, receleurs, administrateurs et opportunistes de la Révolution… En menant l’enquête, nous avons réalisé que le dossier est explosif. Très dangereux. Même les extorqués refusent d’en parler, car en admettant qu’ils ont payé, ils admettent, implicitement, qu’ils ont des choses à se reprocher…
« Le malheur finira par se fatiguer »
« Le malheur finira par se fatiguer et s’en aller » dit le dicton tunisien. C’est ce qu’espèrent nombre d’hommes d’affaires. Le malheur, justement, a commencé au lendemain du départ de Ben Ali. Il touche les hommes d’affaires mais pas seulement. Ce qu’on ignorait avant de conduire cette enquête, c’est qu’il touche (ou a touché) également des hauts fonctionnaires qui ont travaillé avec ou sous les instructions de l’ancien régime. Des ministres, conseillers et PDG de grands groupes d’assurances, banques et autres sociétés du secteur public notamment… Chassés à coup de « dégage », ils ont été, par la suite, approchés, menacés et extorqués… Aux hommes d’affaires notoires, proches de l’ancien régime, les extorqueurs ont pesé le pour et le contre : pourquoi conduire des accusés au tribunal et leur faire payer leurs forfaits pénalement quand il y a mieux ? La justice « révolutionnaire » ! Les requêtes populaires qui demandaient, à juste titre, à châtier les passe-droits et autres combines sont détournées. On procrastinera, le peuple finira par s’en lasser et oublier… Mieux encore, c’est quoi ? C’est de se remplir les poches au dépens de tous : du peuple, de la justice et des intérêts du pays. Après tout, c’est ce qu’ils ont fait, eux, quand ils avaient les commandes…
Tout commence par l’interdiction de voyager en 2011 sous le gouvernement Essebssi. Décidée, selon les éléments que nous avons rassemblés, au lendemain de la fuite de Saida Agrebi, sans arrière-pensées d’extorsion ou de chantage, mais uniquement pour les besoins juridiques de l’enquête, cette interdiction a mis la puce à l’oreille des extorqueurs…
De quoi sont-ils accusés ?
De délits économiques et financiers divers. Le délit économique et financier étant défini, d’une manière générale comme « toute forme de criminalité non violente qui a pour conséquence une perte financière ». Concrètement, voici ce qu’on leur reproche : Fraude et évasion fiscale, détournement de fonds, blanchiment d’argent, faillite frauduleuse, corruption, extorsion, abus de position individuelle, abus de position collective, délit d’initié dans des opérations boursières et financières, enrichissement personnel, abus de biens sociaux, appels d’offres truqués, trafic d’influence, escroquerie et enfin recel dans des opérations illicites.
Payer en « lapins »
D’après ce que nous avons pu établir, les hommes d’affaires concernés ont été démarchés directement, dans des entrevues en face à face, dans des bureaux. Ils ont été convoqués ouvertement sans précision du motif de la convocation. Un autre procédé consiste aussi à leurs envoyer des émissaires qui leur annoncent la couleur sans équivoques et qui se cachent derrière le statut d’un intermédiaire bienfaiteur qui cherche à éviter le pire pour la personne concernée. Ça ressemble au scénario d’un film sauf que c’est bien réel. La proie est suivie partout où elle va. Désormais, on connaît les endroits auxquels elle se rend. Vient alors le rôle du bienfaiteur qui prend contact avec sa proie d’une façon ou d’une autre mais jamais par téléphone ou par courrier. Le bienfaiteur détient des informations de la plus haute importance. Il connaît ce qu’a fait la victime – ou ce qu’elle est supposée avoir fait – à un moment ou à un autre de sa vie, connaît son parcours ou une partie, celle qui l’intéresse le plus. Il sait aussi que des gens, malintentionnés, sont en cours de monter un dossier contre la proie : « C’est dangereux, c’est du lourd. Attention, vous risquez la prison, l’humiliation… La seule solution qui vous reste, c’est d’abandonner affaires, femme et enfants et de vous échapper…Mais comment allez vous faire ? Vous êtes interdit de voyage et votre passeport est confisqué, vous êtes fini…Mais attendez, je connais quelqu’un qui peut vous faire sortir de ce marasme… pourvu qu’il accepte… Vous avez bien collaboré avec le système auparavant, n’est-ce pas ? Oui, oui, je sais, vous étiez obligés, qui pouvait protester ? Vous avez raison. Maintenant le vent a tourné, vous êtes en position de faiblesse, je vais trouver quelqu’un pour vous arranger ça, ne vous inquiétez pas. Mais cette personne, va devoir être payée, vous comprenez bien… Il y a des risques. Après tout, vous ne perdrez rien, c’est juste une petite somme dérisoire par rapport à votre fortune et puis vous avez bien profité du système auparavant. Vous avez bien réalisé des bénéfices. Maintenant, il faut passer à la caisse… ».
Voici à peu près, le discours du « bienfaiteur » selon les témoignages que nous avons recueillis, non sans difficultés. Mais ça, ce n’est que la première partie.
La deuxième partie ne commence qu’après les paiements. Et les montants ne sont pas anodins. Ils sont très élevés et tellement élevés qu’ils donnent le tournis. Toujours est-il qu’un milliard de millimes s’appelle, dans le jargon de cette petite communauté, un lapin. On paye donc de deux à cinq lapins. Après les « lapins », commence la deuxième partie, celle où un deuxième inconnu, différent du premier, le bienfaiteur, prend contact avec la victime et lui dit qu’il est au courant de toute l’affaire.
Le nouveau est très différent du premier. Contrairement au bienfaiteur, il n’est pas compréhensif. Il est menaçant et succinct. Il est au courant de tout les faits et fraudes qu’on reproche à la victime… jusqu’au payement des « lapins ». Il demande encore de l’agent et somme l’extorqué de se taire à jamais sur cette affaire. Après paiement définitif, la victime ne verra plus ni l’un ni l’autre… sauf s’ils en redemandent.
Quels sont les buts ?
Le premier but est sans aucun doute de se remplir les poches et ne pas rater une opportunité qui vient à point nommé. Mais pas seulement. Selon nos investigations, il s’agit aussi de remplir des caisses occultes d’officines partisanes…
Un troisième but est d’effrayer et dissuader les gens qui peuvent être tentés de faire de la politique puisqu’ils représentent, pour certains, une menace de part leurs succès respectifs, leurs notoriétés et leurs fortunes. Il faut absolument faire table rase de tous les individus qui peuvent représenter une menace.
Les problèmes engendrés
La première des conséquences engendrées par ces affaires est la confirmation d’absence d’un État de droit. Cette affaire des entrepreneurs qui dure depuis trois ans a donné l’impression que la Tunisie est un pays où règnent l’arbitraire, le chantage et l’influence, pas le droit.
Le comité de défense des « hommes d’affaires interdits de voyage », dont maître Lazhar Akremi est le porte-parole, évoque « des opérations d’enrichissement pour des individus qui ont profité de la situation dramatique des hommes d’affaires interdits de voyage ». Akremi a précisé que ces extorqueurs sont des politiciens et autres receleurs et maîtres chanteurs qui ont profité de la panique des personnes concernées pendant la période sensible qui a suivi le départ de Ben Ali. L’épée de Damoclès se tenait prête à l’emploi : soit le paiement, soit la prison, l’outrage et l’humiliation… Le comité de défense s’indigne du silence des gouvernements qui se sont succédé et surtout de celui de Jebali et Larayedh pendant lesquels se sont formés des gangs d’extorsion professionnels qui ont travaillé méthodiquement et avec coordination et dont les principaux acteurs sont des politiciens de troisième rang. Akremi ne s’arrête pas là et promet que le comité de défense va bientôt révéler l’identité de ces politiciens et receleurs. Le nombre d’hommes d’affaires dépasse de peu une centaine qui a profité aux extorqueurs au dépens de l’économie nationale, qui a, ainsi, enregistré une perte estimée, d’après le comité de défense, à 10 Milliards de dinars ! Cette perte est la conséquence directe de la résiliation de contrats avec des partenaires étrangers, européens notamment, et l’arrêt d’activité d’entreprises économiques tunisiennes, la dégradation de relations professionnelles et personnelles avec les donneurs d’ordre internationaux, la dégradation des relations de confiance à l’échelle du pays tout entier et, enfin, le gel des avoirs des hommes d’affaires concernés outre, bien sûr, leur interdiction de quitter le pays. Tous ces facteurs réunis ont découragé les multinationales étrangères à travailler avec les hommes d’affaires locaux. Un haut responsable de la Troïka est même allé jusqu’à conseiller un de ces hommes d’affaire, avec une ironie infinie, d’utiliser le logiciel « Skype » au lieu de voyager.
Ceci a engendré, à son tour, la déroute de plusieurs groupes industriels et la mise au chômage de milliers de travailleurs dont les médias parlent régulièrement, et par ricochet la faillite de milliers d’artisans qui travaillent en sous-traitance. Des zones industrielles entières sont à l’arrêt avec des dizaines de petits cafés et restaurants qui ont fermé derrière, sans compter les petits prestataires de service…
La gestion chaotique de ce dossier réduit les hommes d’affaires à l’inactivité et l’attentisme qui les empêche d’investir. Ainsi, l’économie du pays, qui est déjà dans un état déplorable, se prive d’investissement et d’argent frais qui pourrait provenir de solutions de compromis avec le trésor qui frise aujourd’hui la banqueroute.
Archéologie judiciaire
Le comité de défense des hommes d’affaires a dénoncé les vices de forme et excès qui ont accompagné le traitement judiciaire des dossiers. Outre la lenteur des procédures. Le comité dénonce un précédent judiciaire historique. Depuis trois ans, en effet, la justice tarde à prendre son cours ordinaire concernant ces fameux hommes d’affaires et les dossiers sont toujours là. Seuls les tribunaux sont à même de trancher et pourtant, ils ne le font pas ! Pourquoi la justice reste à ce point immobile ? Faisant le guet, inconsciente ou insouciante, quant aux critiques virulentes qui lui sont adressées et un peuple qui l’observe et qui attend beaucoup d’elle, ne comprenant pas ce qui l’obstrue. Les rôles sont inversés : la justice, au lieu d’observer la société, c’est la société qui observe la justice. Le dossier des hommes d’affaires ne touche pas seulement les concernés mais touche aussi à l’image de la justice transitionnelle et à la justice en général.
Mercredi 16 Avril 2014, le juge Nejib Hanane, Président de la commission de confiscation, a démissionné de ladite commission, suite aux pressions ahurissantes qu’il subit. Le juge a été ahuri d’apprendre qu’un haut responsable a pénétré son bureau en son absence, sans son autorisation, et a fouillé dans les dossiers, sans le prévenir, au mépris du secret d’instruction. De plus, l’indélicatesse du responsable est allée jusqu’à organiser une réunion avec les membres de la commission en l’absence de son président et passant outre son aval. Le juge Hanane se demande comment un responsable de l’exécutif peut-il présider une réunion d’une commission judiciaire, en pesant de son poids pour convaincre les membres d’évincer leur président ? De plus, la commission de confiscation travaille depuis trois ans, alors pourquoi maintenant ? C’est ce que nous tenterons d’élucider plus loin.
Les solutions envisagées
Dans une interview donnée au journal « Assarih », bien avant sa démission, le juge Néjib Hanane, Président de la commission de confiscation a d’emblée soutenu la thèse selon laquelle l’interdiction de voyage des hommes d’affaires était une mauvaise solution. Selon lui, le pouvoir qui était en place et qui a décidé de cette interdiction aurait dû, à la place de l’interdiction, saisir les biens des concernés et laisser en attente le temps que la justice se prononce, sans pour autant, toucher à la liberté de circulation.
Dans la mesure où les forfaits supposés commis sont de nature financière, le châtiment devrait se limiter à des sanctions financières, pas physiques. Quoi qu’il en soit, Hanane pense que l’interdiction de voyager a impacté négativement et dans une large mesure l’économie nationale et que ce dossier doit être clos définitivement dans les meilleurs délais. La commission de confiscation a proposé un projet de réconciliation dans la mesure où la réconciliation est la meilleure solution dans tous les cas. Selon la commission, il vaudrait mieux faire passer les dossiers devant l’arbitrage selon les standards de la convention internationale pour le règlement des différends. L’arbitrage étant beaucoup plus rapide que la justice et les dossiers peuvent être étudiés au cas par cas et classés en quelques mois (6 tout au plus), contrairement à la marche ordinaire des tribunaux qui nécessitera jugement, appel, rejugement, appel, cassation, etc.… sans compter que l’arbitrage présente l’avantage de court-circuiter les extorqueurs et mettre fin à leur chantage bien lucratif au dépens de la communauté nationale.
Sur un autre plan, et selon nos sources, un accord à l’amiable est en train de prendre forme lentement mais sûrement. Ce que ne dit pas le Juge Hanane, c’est que des concertations se déroulent actuellement entre plusieurs parties influentes et capables de prendre des décisions et avec, bien sur, les 114 hommes d’affaires concernés. Cet accord stipulerait la levée de l’interdiction de voyage et le classement définitif des dossiers contre le paiement d’un montant oscillant entre deux et dix millions de dinars pour chacun des personnes concernées selon la nature des forfaits qui lui sont reprochés. La somme totale avoisinerait le milliard de dinars (1000 milliards de millimes) qui vont être injectés au trésor dans un fonds spécial et affectés par la suite au budget complémentaire pour l’exercice 2014. Mehdi Jomâa aurait donné son accord pour cette solution. Il aura, ainsi, réalisé deux coups d’une seule pierre : trouver un milliard de dinars parmi les quatre et demi qu’il recherche à l’affectation pour le budget complémentaire de 2014 et permettre aux hommes d’affaires de reprendre une activité ordinaire et de contribuer, ainsi, à la relance de l’économie nationale.
Nous croyons savoir aussi que Mehdi Jomâa a donné le feu vert à ce que la loi des Finances complémentaire de 2014 intègre un texte selon lequel le secret bancaire serait levé définitivement en Tunisie.
La cadence s’accélère
Cette entente à l’amiable n’arrange pas, bien entendu, les affaires des extorqueurs. Depuis que s’est ébruitée la nouvelle d’une possibilité d’un accord à l’amiable, les extorqueurs redoublent d’efforts et d’ingéniosité pour drainer le maximum d’argent possible en cette courte période qui reste… les jours sont désormais comptés et les moyens de pression dont ils usent ont perdu de leurs influences mais sont toujours opérationnels.
Le juge Hanane dérange certains. Depuis qu’il a qualifié l’interdiction de voyager de mauvaise solution et proposé des alternatives pour clore les dossiers des hommes d’affaires – qui durent, selon lui, depuis fort longtemps – notamment par le biais du recours à l’arbitrage pour un modus vivendi n’excédant pas 06 mois au plus, il est devenu, toujours pour quelques uns, persona non grata. Hanane est dans la ligne de mire, il faut l’évincer, coûte que coûte, car vraisemblablement le dossier des hommes d’affaires ne doit pas finir de sitôt. Un quotidien de la place va même beaucoup plus loin. Dans sa livraison du 17 Avril 2014, il affirme que le dossier des hommes d’affaires n’est pas prêt de finir sur ordonnance expresse de trois hauts responsables dans le gouvernement précédent qui ont encore le bras long, même après leur départ de l’Exécutif.
Quoi qu’il en soit, certains hommes d’affaires n’ont plus l’intention de continuer à subir et à se laisser faire. Hédi Jilani est monté au créneau et a fait publier sur sa page Facebook personnelle un appel au secours et a pris le peuple tunisien pour témoin. Il demande, cette fois haut et fort, qu’on lui restitue son passeport confisqué depuis 2011. Jilani appelle également à faire bouger la justice transitionnelle et dit que ces opérations de chantage menées contre les hommes d’affaires tunisiens est une honte et une cicatrice indélébile dans l’histoire de la Tunisie moderne. Jilani a donné une interview le 13 Avril 2014. Il revient sur sa gestion de la Centrale patronale où il affirme qu’il n’a rien à se reprocher et que si c’était le cas, l’audit des comptes de l’UTICA et le congrès l’auraient démasqué. Quant à l’affaire de la terre agricole qu’il a louée, il déclare que «les expertises ordonnées par la cour, à trois reprises, l’ont blanchi. Il ajoute» : « quand l’innocence est prononcée et qu’il n’y a pas restitution des droits confisqués, alors oui, il y a iniquité »
Pour ce qui est de la terre agricole, la cour a nommé des experts différents à trois reprises. Et à trois fois, Jilani a été blanchi. La location de la terre agricole était faite en bonne et due forme, le cahier des charges a été respecté à la lettre et le montant de la location était adéquat par rapport au prix de référence de la période indiquée. Jilani termine l’interview en disant que «si faute il y a, le fauteur doit être châtié, mais la diabolisation des hommes d’affaires doit cesser parce que sans eux, il n’y aura pas d’investissement».
Les réactions de quelques hommes d’affaires qui commencent à se rebeller contre le sort qui leur est fait, la menace de Lazhar Akremi de dévoiler l’identité des extorqueurs et la déclaration de Mehdi Jomâa de son intention de s’attaquer aux nominations partisanes et de restaurer le prestige de l’État, indique bien que le vent tourne. Dans ce dossier des hommes d’affaires interdits de voyage face à leurs maîtres chanteurs, on risque d’assister à la fable de l’arroseur arrosé, où les extorqueurs seront poursuivis à leur tour en justice.
Moncef Chtourou