Les dessous d’un coup d’État parlementaire

Alors que les Tunisiens suivaient les interminables épisodes du dialogue national dans un climat où régnaient l’inquiétude et le désespoir, des amendements au règlement intérieur de l’Assemblée nationale constituante ont été élaborés. Un échec peut en cacher un autre : à la suspension du dialogue national vient s’ajouter un «coup d’État parlementaire». Analyse.

Une réunion de la commission chargée de l'amendement du règlement intérieur a été tenue, vendredi dernier à l’Assemblée nationale constituante (ANC) afin de réviser les amendements du règlement intérieur, a déclenché une série de polémiques en Tunisie.

Amendement de l’amendement
«L’intention qu’ils ont maintenant est de procéder à l’amendement de  l’amendement. Or, cette mesure ne pourra pas être une solution, car elle ne fera que compliquer la situation. Nous voulons purement et simplement que ces amendements soient retirés», nous a affirmé le député Monji Rahoui.
La commission semble vouloir apporter des modifications aux amendements votés en séance plénière lundi 4 novembre. Or, les constituants, dont ceux qui se sont retirés de l’ANC au lendemain de l’assassinat de Mohamed Brahmi, ont décidé, le jour-même de l’amendement, de refuser de se conformer aux dispositions du règlement intérieur amendé, de l’ANC.
À titre de rappel, ces constituants se sont rassemblés le 4 novembre dans les locaux du parti Al Massar afin de réfléchir sur les actions à mener pour mettre la pression sur ladite commission. Déterminés, les députés restent défavorables à tout amendement supplémentaire. «Ces amendements excluent le principe du paysage pluraliste et constituent de facto le fondement d’une réelle dictature. Nous voulons l’annulation de ces amendements», nous a fait savoir la députée représentante d’Al Massar à l’ANC, Karima Souid.

Jeu d’échecs
Même si les regards des Tunisiens ont été braqués sur l’avancement du dialogue national, les médias suivaient avec attention ce qui se passait sur l’autre rive : l’ANC.
A-t-on tenté d’omettre cet évènement? Les deux derniers des cinq gouvernements qui ont pris le pouvoir après le 14 janvier ont procédé à la même stratégie : «faire d’une pierre deux coups». Flashback. Les évènements étaient composés par paire. Ainsi, le Dialogue national s’est vu accompagner des amendements du règlement intérieur. Et ce n’est pas le seul exemple. En octobre dernier, le gouvernement démissionnaire d’Ali Laarayedh a rendu publique la nomination d’un nouveau PDG à la tête de la SNIPE La Presse. À préciser que l’heure de la nomination a coïncidé avec le moment des attentats de Sousse et Monastir (voir le numéro 1454).
Le recours à la technique de la «dispersion de l’attention» a constitué une stratégie efficace de communication ayant pour objectif de servir des agendas politiques, et ce par le biais du transfert des responsabilités, des évènements et des relations causales liées à certains phénomènes. En Tunisie «postrévolutionnaire», l’explosion des évènements a formé un terrain propice à ce type de stratégie. Au mois de février dernier, suite à l'assassinat de l'opposant politique Chokri Belaïd, l’ancien chef du gouvernement, Hamadi Jebali avait annoncé la dissolution du gouvernement, ce qui était considéré par certains analystes politiques comme un transfert médiatique pour contenir la colère de l’heure.

Accuser le coup
Au moment où certains constituants ont qualifié les amendements du règlement intérieur comme étant un «coup d’État parlementaire», des constitutionalistes ont qualifié ces amendements de «renversement constitutionnel». Tandis que la vice-présidente de l’ANC, Meherzia Labidi, a affirmé sur les ondes d’Express FM, en réaction à ces députés et constitutionnalistes,  que ces qualificatifs visent plutôt à «contrecarrer le dialogue national et d’entraver le processus constitutionnel». Pour elle, il s’agit d’une pure «accusation» qui est «inadmissible.»
D’autres ont même utilisé le terme putsch pour qualifier la manière dont le texte a été amendé quoiqu’il existe une frontière étanche entre le coup ou d’État et le putsch. «Il s’agit bien d’un putsch parlementaire et un putsch contre la démocratie», insiste la députée Karima Souid.
Or, alors que le coup d’État  désigne le renversement du pouvoir par une prise illégale et brutale du pouvoir, le putsch est un coup d’État «armé».
«Putsch ou coup d’État parlementaire, cela revient presque au même. Les amendements ont fait objet d’un double jeu périlleux entre la majorité et la minorité selon laquelle les projets seront décidés par les membres d’Ennahda. On veut que ça soit retiré», a martelé le député Monji Rahoui.

Une guerre des légitimités
L’amendement, qui a englobé les articles 36, 79, 89, 106 et 126 du règlement intérieur de l’ANC, avait initialement pour objectif, selon la commission, de conférer plus d’efficacité aux travaux de l’Assemblée.
Toutefois, les amendements proposés aux articles 36 et 79 accordaient plus de pouvoir à une couleur politique. En vertu des nouvelles dispositions de l’article 36, le quorum requis pour la tenue des réunions du bureau de l’ANC doit passer des deux tiers à la moitié de ses membres, au cas où le quorum initial n’aurait pas été atteint, après une heure de retard. Cela dit, «selon la représentativité politique au sein de l’ANC, seulement trois membres peuvent prendre des décisions à l’Assemblée. Ces trois membres seraient du parti Ennahda», a expliqué la députée Karima Souid.
Quant à l’article 79 amendé, il autorise à la moitié des membres de la Constituante de convoquer, par le biais d’une pétition, une plénière. «Le calendrier des députés d’Ennahdha mettra en relief leurs projets et leurs priorités» a-t-elle enchainé, car ces membres peuvent décider de tenir des séances plénières sans pour autant passer par le bureau de l’Assemblée.
«C’est un coup d'État, mais il faut également voir l’autre moitié du verre. Les députés ont accepté la révision de la loi sur l'ISIE. C'était aussi un coup d'État. C'est un passage en force inadmissible dans une démocratie», nous a affirmé Chawki Gaddes, enseignant en droit public à la Faculté des sciences juridiques, politiques et sociales de Tunis, et Secrétaire général et exécutif de l’Association tunisienne du droit constitutionnel (A.T.D.C). Avant de poursuivre : «On ne change pas les règles en cours de processus, surtout en s'appuyant sur la majorité et en sanctionnant la minorité.»
Les rôles s’entremêlent et la légitimité devient de plus en plus floue. «Si la majorité d’Ennahdha peut organiser des séances pléni ères au sein de l’ANC même sans passer par le président de l’Assemblée, cela ne peut  pas s’appeler autrement que «coup d’État». Il constitue un obstacle au au fonctionnement sain de l’intance constitutionnelle et hypothèque tous le processus, de la transition, mais je pense que ces amendements vont être retirés parce qu’ils touchent à la légitimité du président de l’ANC», nous a affirmé Lazhar Akrmi.
Cette épineuse question des amendements n’attise pas seulement la colère de l’opposition, mais également l’allié principal d’Ennahdha dans la Troïka : Ettakatol. La guerre de la légitimité continue et le nombre des partis politiques et des blocs parlementaires ne cesse pas de croitre. Ainsi, un nouveau bloc parlementaire à l’Assemblée nationale constituante a été créé vendredi 8 novembre 2013. Baptisé «Coalition de la souveraineté du peuple», ce bloc est composé actuellement de 35 députés du mouvement Wafa, du Congrès pour le République et d’autres députés indépendants. Selon son porte-parole Azed Badi, ce bloc aspire à devenir la deuxième force à l’assemblée et de permettre à l’ANC de «garder ses prérogatives».
Le flou est-il légitime dans cette période de transition? «Nous avons vu les pouvoirs exécutifs élargis s’éliminer et se diluer. Maintenant c’est au président de l’ANC qu’on limite les prérogatives. Les deux pouvoirs exécutif et législatif risquent d’être indéfinis», s’est exclamé le député Monji Rahoui.
Chaïmae Bouazzaoui

 

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