Quatre ans après la Révolution du 14 janvier 2014, la situation de la Tunisie reste particulièrement difficile et les questions lancinantes, qui ont été à l’origine de ce soulèvement populaire, n’ont toujours pas trouvé de réponses convaincantes. Alors que les dernières élections sont considérées comme une chance historique pour repenser les systèmes économique et politique, notre « élite » politique se perd encore une fois dans des débats peu féconds.
Le sixième gouvernement qui sera formé incessamment aura la lourde tâche de redonner confiance à un peuple gagné par le désenchantement et qui a fini par perdre ses repères. Face à de grandes attentes et à la déception, le nouveau Exécutif tunisien se trouvera dans l’obligation d’agir, de choisir une nouvelle orientation pour répondre à de nouveaux défis et, surtout, d’éviter à la Tunisie de sombrer dans le doute.
Dès lors, apparait la toute urgence de redéfinir les objectifs et les moyens, en les mettant au service d’une politique économique rigoureuse et résolument mobilisatrice. Pour espérer sortir de ce bourbier avec le minimum de dégâts possible, le prochain gouvernement aura à satisfaire au moins dix exigences.
La première a trait au rétablissement de la sécurité dans le pays dans la mesure où les difficultés que vit actuellement l’économie tunisienne sont intimement liées aux actes de terrorisme qui ont marqué les trois dernières années. La relance de l’investissement et du tourisme en dépendent largement. Le prochain gouvernement devra soutenir davantage la stratégie mise en œuvre pour venir à bout de cette hydre tout en cherchant à renforcer la coopération avec les pays voisins et activer le système de contrôle et de prévention. Cette action gagnerait en efficacité en donnant plus de moyens, matériels et financiers, aux services de la douane, de la police, de la garde nationale et les unités de l’armée nationale tout en renforçant la coordination entre ces différents intervenants.
La deuxième consiste à rétablir les équilibres macroéconomiques qui, reconnaissons-le, risquent d’éclater. D’une manière concrète, il est très difficile d’offrir des postes d’emploi plus que les capacités de l’économie ne le permettent et il est également difficile de programmer une baisse du déficit budgétaire dans le contexte actuel. Cependant, l’effort doit être concentré sur la lutte contre l’inflation et le déficit courant.
S’agissant du déficit courant, son atténuation requiert un ensemble d’actions visant notamment l’amélioration de l’offre exportable, de la compétitivité et de l’attractivité de la Tunisie à travers l’orientation des efforts en priorité vers les produits nationaux les mieux adaptés à la demande internationale et sur lesquels l’offre nationale dispose de réels atouts, la consolidation de la position de la Tunisie sur ses marchés traditionnels et la diversification vers de nouveaux marchés à fort potentiels – arabes et africains – ainsi que l’accompagnement des entreprises exportatrices.
La troisième consiste à réviser la loi de finances dans son intégralité. En effet, la loi de finances 2015 apparait comme un champ miné et qu’il faut expurger de toutes les imperfections qu’elle contient. Cette loi ne semble indiquer aucune orientation économique, ni un projet répondant à un objectif clair. Basée sur de nombreuses mesures fiscales et d’impôts grevant davantage le contribuable moyen et les catégories vulnérables, la mise en œuvre de ses dispositions peut générer des réactions imprévisibles et des mouvements de rejet lorsqu’il s’agit de réajuster les prix des produits sensibles et de première nécessité.
Des indicateurs économiques-clés
2010 2011 2012 2013 2014 2015
Croissance 3,1 -1,9 3,7 2,3 2,1 3,0
Inflation 4,0 3,5 5,6 6,0 5,7 5,3
Déficit courant (en % du PIB) 4,7 7,4 8,2 8,3 8,8 7,5
Déficit budgétaire (en % du PIB) 1,1 3,5 6,0 7,4 6,6 6,0
Taux de chômage 13,0 18,9 16,7 15,6 15,0 15,0
La loi de finances complémentaire à mettre en œuvre doit définir des objectifs pragmatiques et des moyens conséquents. L’incertitude budgétaire compliquera la tâche de la Banque centrale de Tunisie. En effet, ne pas savoir si la politique budgétaire va, demain, freiner l’activité ou la stimuler réduit considérablement la visibilité d’une banque centrale, appelée à décider du rythme auquel elle mettra une politique accommodante ou restrictive. Depuis des mois, la BCT se livre à un exercice périlleux d’équilibriste. En remontant le taux directeur, tout en abaissant le taux de réserve obligatoire, elle tente d’éviter que la remontée des taux n’entrave une reprise déjà fragile.
La quatrième urgence devrait avoir pour ambition de satisfaire les attentes sociales. Il est, surtout, impératif de concevoir des mécanismes et des instruments pouvant juguler la hausse des prix et, par ricochet, la détérioration du pouvoir d’achat en instaurant un meilleur contrôle des prix et en renforçant la concurrence. Cette action doit être accompagnée d’une trêve sociale afin de créer les conditions optimales d’une relance effective de la machine économique. La réussite de cette trêve requiert, d’une part, un consensus entre les différents partenaires sociaux à savoir l’UGTT, l’UTICA et le Gouvernement et, d’autre part, une action soutenue consistant à geler les prix et reporter les augmentations salariales tout en précisant les modalités et la durée de cette trêve.
La cinquième priorité est de mener une lutte sans merci contre la fraude et la contrebande. Le commerce parallèle, qui a pris des proportions alarmantes, faut-il le rappeler, est destructeur de l’économie et les difficultés actuelles dont souffre le pays trouvent leur origine dans sa métastase. La lutte contre ce phénomène fait l’unanimité. Elle requiert un ensemble d’actions d’envergures dont:
– La révision des droits et des taxes à l’importation. De nombreux commerçants souhaiteraient intégrer le secteur formel mais les sur-taxations douanières les découragent rapidement. Une révision de ces taxes à la baisse permet de réduire les écarts de prix et apporter plus de recettes à l’État.
– La simplification des procédures administratives. Alors que dans les ports des pays développés, il ne faut pas plus que deux heures pour décharger une cargaison, il faut parfois plus d’une semaine au port de Radès.
– La création de zones de libre échange au niveau des frontières libyenne et algérienne. Cela permet de mieux anticiper la demande dans ces deux pays surtout quand il s’agit des produits subventionnés.
– La mise en place d’un plan de développement pour villes frontalières avec un programme d’action sur cinq ans qui permet de lutter contre le chômage et d’améliorer les conditions de vie des habitants de ces régions.
La sixième serait d’accélérer l’exécution des projets publics quitte à trouver de nouvelles formules pour l’exécution du titre II (dépenses de développement). En effet, l’efficacité d’un gouvernement dépend de son pouvoir de motivation. Il est urgent que le pessimisme ambiant se voit contrebalancé par un optimisme justifié afin d’éviter tout échec. A cet effet, il convient de restaurer la confiance dans la mesure où le désenchantement des tunisiens vient de la confusion persistante entre les objectifs et les moyens.
Il faut donc que les décisions soient fondées sur une compréhension approfondie et nuancée des freins et des moteurs de la croissance. En toute évidence, une croissance économique durable est impossible sans un cadre macroéconomique stable. Il est certain qu’une vision claire doit envoyer des signaux importants au secteur privé sur l’orientation des politiques économiques et sur la crédibilité de l’engagement des pouvoirs publics à gérer l’économie avec efficience.
La septième serait de promouvoir le partenariat public-privé (PPP). Le projet de loi sur les PPP, adopté par l’Assemblée nationale constituante définit un cadre général unifié et incitatif permettant de renforcer l’implication des opérateurs privés dans le développement des projets publics, tout en améliorant la gouvernance économique et l’environnement des affaires en termes d’efficacité, de célérité et de transparence. Cette approche partenariale permettra de mettre à contribution, les capacités d’innovation et de financement du secteur privé et d’assurer un partage des risques.
Afin que les partenariats public-privés fonctionnent d’une manière efficace, le gouvernement doit faire un effort en matière de création d’un environnement propice aux investissements (stabilité macroéconomique, cadre juridique et institutionnel, etc.) et d’intégration des objectifs de développement durable dans les systèmes de planification nationale et la mise en place de politiques environnementales et sociales adéquates.
La huitième est de promouvoir l’investissement privé parce qu’il est inacceptable que celui-ci reste atone pénalisant ainsi la croissance et l’emploi.
L’investissement, qu’il soit économique, matériel ou immatériel, financier ou non financier, est un moyen essentiel par lequel une société construit son avenir. Mais pour que les entreprises investissent, il faut qu’elles aient des raisons de le faire, qu’elles le souhaitent et bien sûr qu’elles puissent le faire. Elles doivent être pour cela assurées d’une certaine rentabilité, au moins supérieure au taux d’intérêt. Mais elles doivent surtout anticiper des perspectives de croissance. Cela fait défaut aujourd’hui et il est impératif de savoir vite y remédier. Ce n’est certainement pas le nouveau code d’investissement proposé récemment à la hâte qui va changer la donne pour au moins deux raisons objectives. La première est que ce code n’est pas très différent de l’ancien, dont les résultats sont discutables. La seconde est que l’investissement en Tunisie souffre de défaillances structurelles auxquelles le nouveau code d’incitation n’apporte aucune réponse.
La neuvième serait de rétablir l’image de la Tunisie au niveau international et, surtout, renouer nos bonnes relations avec les bailleurs de fonds. Ce que semblent ignorer beaucoup de nos hommes politiques, c’est que les besoins financiers actuels de la Tunisie sont très importants, rendant notre recours aux organismes tels que la BAD, BM, BEI, FMI, des pistes nécessaires et déterminantes. Les difficultés auxquelles a fait face la Tunisie durant les quatre dernières années a souvent donné l’impression que les choses dérapent et deviennent de plus en plus hors de contrôle. Un sentiment qui a poussé ces organismes à revoir leurs plans de financement. Le futur gouvernement doit chercher à redonner l’image d’un pays en marche et capable de remonter la pente.
La dixième priorité serait de mener des réformes administratives profondes. Il s’avère nécessaire, voire assez urgent, de revoir toutes les nominations en redéfinissant leurs critères, en ouvrant la voie à l’efficacité et à la compétitivité. Chaque ministère doit identifier ses besoins. Ainsi la question de l’emploi public doit se poser selon deux logiques inter-reliées : celle de la recherche de l’efficience économique et celle de la remise en cause de la fonction traditionnelle de l’Etat.
Mohamed Ben Naceur