Par Souhir Lahiani*
L’intelligence artificielle (IA) est née dans les années 19501, mais elle a connu un renouveau ces dernières années grâce à l’accroissement de la capacité des ordinateurs, la quantité de données disponibles et la disponibilité de logiciels2 qui permettent à un plus grand nombre de personnes d’accéder à la technologie.
Instaurer des règles visant à préserver l’humanité des menaces induites par cette technologie nouvelle est la priorité mondiale actuelle.
Les préoccupations concernant son impact sur les droits fondamentaux ne cessent de croître, appelant à une analyse approfondie de son utilisation par les acteurs des droits humains. Contrairement aux autres technologies, l’IA s’améliore à une vitesse record. Ses limites sont imprévisibles, certains experts craignent le même destin que celui des ouvriers de l’industrie manufacturière dont les emplois ont été automatisés par la robotique.
L’IA soulève d’importants défis normatifs dans divers domaines, tels que les droits de l’homme, la santé mondiale et le droit international du travail, entre autres (Ginevra Le Moli, 2022). Dans ce sens, le deuxième « Forum mondial sur l’éthique de l’IA : changer le paysage de la gouvernance de l’IA » sera organisé par la Slovénie, sous le patronage de l’UNESCO, les 5 et 6 février 2024.
Ashley Deeks3, professeur de droit à l’Université de Virginie, atteste qu’en dépit de l’utilisation croissante de l’IA dans des applications commerciales, militaires et scientifiques, les systèmes d’IA sont déployés en l’absence de cadres réglementaires juridiques nationaux et internationaux spécifiques et efficaces4.
Avantages de l’IA dans divers secteurs
L’intelligence artificielle (IA) est en train de révolutionner de nombreux secteurs, y compris le monde des médias, la santé, le secteur juridique, etc.
L’IA peut aider les producteurs de médias à automatiser certaines tâches complexes telles que la transcription de vidéos, la génération de sous-titres et la traduction de contenu. Cela peut les libérer de ces tâches fastidieuses, leur permettant de se concentrer sur des tâches plus créatives et stratégiques. D’autre part, l’IA peut aider les distributeurs de médias à mieux cibler leur public. Par exemple, les algorithmes d’IA peuvent analyser les données des réseaux sociaux et les préférences de consommation de médias pour mieux comprendre les centres d’intérêt de leur public et ainsi leur offrir un contenu plus personnalisé. Les applications de l’IA pourraient bien redonner un élan à l’industrie des médias en réinvention en offrant de nouvelles opportunités pour améliorer la production, la distribution et la consommation de contenu.
Selon Ginevra Le Moli, les preuves de meilleures performances ont conduit à une utilisation accrue de l’IA dans divers secteurs. Dans le secteur juridique, l’IA est de plus en plus adoptée par les agences et les tribunaux à différentes fins. L’IA est utilisée pour organiser l’information. Par exemple, l’« eDiscovery », une méthode de recherche de documents, utilisée par les tribunaux des États-Unis et du Royaume-Uni, est considérée comme plus rapide et plus précise que la recherche manuelle dans les dossiers.
« La principale raison qui explique la supériorité actuelle de l’IA sur les médecins humains dans des sous-domaines très spécifiques de la médecine est que les machines peuvent être éduquées à partir de centaines de milliers de cas cliniques, dépassant de loin l’expérience clinique des meilleurs spécialistes du domaine. De plus, les données sur les soins de santé sont devenues de plus en plus nombreuses et complexes pour chaque patient et l’objectif d’une médecine personnalisée nécessite la prise en compte d’un ensemble considérable de données pour chaque patient » (Masrour Makaremi, 2021).
Adoption à l’ONU d’une résolution sur l’IA et les droits humains
Quels peuvent être l’apport et l’impact de l’IA sur les êtres humains, les libertés fondamentales et les droits de l’homme ?
Le Conseil des droits de l’homme de l’ONU a adopté le 14 juillet 2023, une résolution appelant la communauté internationale à prendre des mesures de protection et de supervision en ce qui concerne l’intelligence artificielle. La résolution appelle à promouvoir la « transparence » des systèmes d’IA et à veiller à ce que les données destinées à cette technologie « soient collectées, utilisées, partagées, archivées et supprimées » selon des modalités compatibles avec les droits humains.
Le Conseil s’était déjà penché sur les nouvelles technologies dans leur ensemble, mais c’est la première fois qu’il examinait avec attention le développement de l’IA. « Cette résolution souligne l’importance de garantir, promouvoir et protéger les droits de l’homme tout au long du cycle de vie des systèmes d’intelligence artificielle », affirme l’ambassadeur sud-coréen, Yun Seong-deok5 (AFP, 2023).
Volker Türk, Haut-commissaire de l’ONU6 aux droits de l’homme a déclaré à Radio France internationale (RFI)7, que l’outil ChatGPT a contribué à susciter une réflexion cruciale sur l’impact négatif des intelligences artificielles sur les êtres humains. Selon lui, les médias sociaux ont incité à la haine et à la violence, il existe un risque similaire avec les IA. Volker Türk tire la sonnette d’alerte : « Si nous ne prenons pas dès maintenant des mesures pour réguler et contrôler cette technologie, nous pourrons être confrontés à des problèmes sérieux à l’avenir. Le risque principal réside dans la discrimination, en particulier à l’encontre des femmes. L’humanité est en péril si nous ne prenons pas garde et n’intervenons pas rapidement. Les systèmes de surveillance, la discrimination algorithmique et même le système judiciaire peuvent représenter des dangers majeurs et avoir un impact très négatif. L’emploi est également fortement influencé par ces évolutions ».
Dans plusieurs pays, dont la Tunisie, il n’y a pas encore de tentative réglementaire concernant l’utilisation de l’IA. Il est donc crucial d’affronter ce défi au niveau mondial et d’adopter une réglementation qui garantisse les droits de l’homme face au potentiel et au pouvoir de l’IA.
L’UNESCO : pour un usage éthique de l’intelligence artificielle
L’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture8 (UNESCO), mène depuis des décennies des efforts au niveau international pour veiller à ce que les sciences et les technologies se développent avec des garde-fous éthiques solides.
Si la plupart des pays sont prêts à prendre des mesures pour minimiser les risques liés à l’IA, beaucoup n’ont pas la capacité réglementaire de le faire. Dans ce sens, l’UNESCO cherche à favoriser une approche mondiale et éthique de l’IA, en fournissant des conseils sur les mesures et politiques réglementaires. Adoptée à l’unanimité par les 193 États membres de l’UNESCO, la Recommandation est le tout premier instrument normatif dans ce domaine.
Selon Ginevra Le Moli, il existe un besoin pressant de construire ce que certains appellent une « bonne société de l’IA »( the Good Society9), élaborée par les efforts publics et privés pour adopter une approche holistique basée sur des valeurs et des fondements universels.
Les progrès récents de l’intelligence artificielle présentent des risques pour l’activité et la dignité humaines, menaçant ainsi les droits de l’homme. L’emploi de certains systèmes d’IA peut porter atteinte à certains principes comme le droit au respect de la vie privée et, son corollaire, la protection des données personnelles (Anaëlle MARTIN, 2022) 0.
Les préoccupations entourant la reconnaissance faciale représentent une menace directe pour la liberté individuelle. Cela souligne la nécessité pressante pour les entreprises et les États membres de l’UNESCO de considérer l’établissement de réglementations visant à garantir le respect des droits humains dans ce domaine.
Colloque scientifique « Intelligence artificielle et droits de l’homme : les opportunités et les défis en Tunisie »
Le 8 décembre 2023, l’Institut arabe des droits de l’homme a organisé un colloque scientifique sur le thème « Intelligence artificielle et droits de l’homme : les opportunités et les défis en Tunisie » à la lumière de la recommandation de l’UNESCO sur l’éthique de l’intelligence artificielle, en partenariat avec le bureau de l’UNESCO pour le Maghreb. L’objectif de ce forum est d’établir un cadre de réflexion et de dialogue entre les différentes parties prenantes concernant les développements récents de l’utilisation de l’intelligence artificielle en Tunisie et leur impact sur les droits de l’homme.
Abdelbasset Ben Hassen11, président de l’Institut arabe des droits de l’homme (IADH), a déclaré en marge de ce forum : « L’intelligence artificielle représente un ensemble d’outils offrant la possibilité de défendre les droits de l’homme. Elle constitue une opportunité pour trouver des solutions aux problèmes impactant la vie humaine, tels que les enjeux environnementaux et les dangers climatiques pour l’être humain. Cependant, certains individus utilisent cette technologie pour transgresser les droits de l’homme, menaçant ainsi les libertés individuelles à travers des discours haineux ou des actes violents. Des efforts sont déployés pour établir des codes éthiques dans l’utilisation de l’IA, visant à favoriser le développement des droits de l’homme ».
L’éthicienne de l’intelligence artificielle, Saida Belouali1, a affirmé de son côté que « notre responsabilité consiste à concrétiser les recommandations élaborées par l’UNESCO, qui servent de cadre pour l’utilisation et l’évolution de l’IA dans la défense des droits de l’homme ». Elaborer des solutions pour convertir ces recommandations en actions réelles est le but de cette rencontre.
Pour Walid Mejri, directeur et fondateur du site d’investigation AlQatiba1, l’intelligence artificielle résulte de la capacité humaine à innover. Il cite l’exemple de la start-up tunisienne INSTADEEP, qui a investi dans l’exploitation de l’IA. « En seulement quatre ans depuis sa création, avec une modeste somme de 3 mille dinars, cette start-up a été vendue pour 1,6 milliard de dinars, ce qui signifie l’importance croissante de ce domaine », affirme-t-il.
Malgré les opportunités qu’offre l’IA, Walid Mejri tire la sonnette d’alarme : « Cette technologie pourrait échapper à notre contrôle à mesure qu’elle progresse chaque jour. Il est possible qu’elle prenne même un rôle décisionnel, potentiellement contrôlant les humains ».
Ce qui explique selon lui, qu’à l’échelle mondiale, des efforts sont déployés pour établir un cadre réglementaire et éthique pour l’utilisation de l’IA. Ce cadre vise à protéger divers aspects de la vie tels que la famille, l’art, la culture et la société.
En Tunisie, l’impact de l’IA reste limité, affirme Mejri. « Même les start-ups qui ont réussi à exploiter cette technologie ont souvent migré en dehors du pays. Les universités et les ministères n’ont pas encore adopté pleinement l’IA, ce qui reflète une certaine réticence de la part de l’État tunisien envers cette technologie ! », conclut-il.
Bien préparer l’avenir
La Tunisie, comme d’autres pays, doit bien se préparer à une transformation numérique pour réduire tout risque de discrimination algorithmique.
Il est crucial de garantir que le développement et l’utilisation de l’IA respectent les principes fondamentaux des droits de l’homme, tels que la non-discrimination, la transparence, la responsabilité et le respect de la vie privée. Un dialogue continu entre les experts en droits de l’homme, les développeurs d’IA, les décideurs politiques et la société civile est nécessaire pour élaborer des normes éthiques et juridiques appropriées pour guider l’évolution de cette technologie.
*Docteure en sciences de l’information
et de la communication
1L’acte de naissance officielle de l’IA est généralement situé dans les années 50, lors de la conférence Macy qui avait regroupé différents chercheurs (informaticiens, mathématiciens, psychologues) qui s’étaient donné comme objectif d’explorer l’hypothèse selon laquelle il est possible de simuler de manière informatique l’apprentissage et l’intelligence humaine : « (…) Tous les aspects de l’apprentissage ou toute autre caractéristique de l’intelligence peuvent en principe être décrits avec une telle précision qu’une machine peut être construite pour les simuler. » McCarthy, Minsky, Rochester, & Shannon (1955).
2 Des logiciels open source tels que Tensorflow, Keras, Torch, Pytorch et le langage Python, etc.
3 Professeur de droit à l’Université de Virginie et ancien conseiller juridique adjoint du Conseil de sécurité nationale du président des États-Unis Joe Biden.
4A. Deeks, « Introduction To The Symposium: How Will Artificial Intelligence Affect International Law? », (2020) 114 AJIL Unbound 138, 138.
5Adoption à l’ONU d’une résolution sur l’IA et les droits humains (france24.com).
6L’Organisation des Nations unies est une organisation internationale fondée en 1945. Aujourd’hui, elle compte 193 États membres.
7RFI – Actualités, info, news en direct – Radio France Internationale.
8L’UNESCO est l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture. L’UNESCO cherche à instaurer la paix par la coopération internationale en matière d’éducation, de science et de culture. Les programmes de l’UNESCO contribuent à la réalisation des objectifs de développement durable définis dans l’Agenda 2030 adopté par l’Assemblée générale des Nations unies en 2015.
9C. Cath et al., « Artificial Intelligence and the ‘Good Society’: The US, EU, and UK Approach, Science and Engineering Ethics » (2017) 24(2) Science and Engineering Ethics 505, 507–508; J. Turner, Robot Rules. Regulating Artificial Intelligence, Palgrave Macmillan 2019, 209-210. Voir aussi M. Latonero, « Governing Artificial Intelligence: Upholding Human Rights & Dignity », Report, Data & Society, 10 octobre 2018.
10Anaëlle MARTIN, « L’intelligence artificielle peut-elle être saisie par le droit de l’Union européenne ? », HAL (Le Centre pour la Communication Scientifique Directe), 2022.
11Abdelbasset Ben Hassen est aussi le président de la Commission nationale tunisienne pour le soutien aux réfugiés et a servi comme membre du Haut comité pour la réalisation des objectifs de la révolution, la réforme politique et la transition démocratique.
12Saida Belouali, chercheure- enseignante et spécialiste de l’éthique appliquée à l’intelligence artificielle au Maroc, aussi co-responsable de la Maison de l’intelligence artificielle de l’Université Mohammed Ier d’Oujda, Maroc.
13Alqatiba – الكتيبة – صحافة جادة ومستقلة