Théocrates et démocrates occupent, les uns pour les autres, l’empire du pire. De là, sourd la guerre longue, dure et meurtrière, même si la diplomatie à la Ghannouchi tâche de maquiller l’irréductible incompatibilité. Parmi les principaux leviers actionnés par les islamistes pour accéder au pouvoir, lors des premières élections post-révolutionnaires, fut la dénonciation de leur traque systématique par les régimes pluralistes à esprit de parti unique.
A leur manière, hypocrite ou sincère, Ben Ali et Bourguiba combattaient la théocratie au nom de la démocratie. Tout au long de l’implacable répression, un terme utilisé à profusion par les tenants de la solution radicale était « l’éradication ».
Ce mot resurgit après le Kantaoui et il accompagne les « mesures sévères » adoptées, à chaud, par les autorités. Peu enclin à y aller de main morte et par quatre chemins, Bourguiba prescrivait la recette apte à occire les sbires du pire : « Coupez les têtes, les racines sécheront ». Plus tard l’écouteront les bataillons de la décapitation. Chez les défenseurs du choix séculier, l’argumentation justificative de la procédure préventive gravitait autour de l’expression « pas de liberté pour les ennemis des libertés ». Ainsi, pour Sissi, le tombeur de Morsi, la tournure prise par le conflit exclut les Droits de l’Homme et la démocratie.
Aujourd’hui, en Tunisie, indigné, horrifié par la tuerie d’El Kantaoui, un médecin en colère lance à l’invité chez l’ami commun : « Arrête ! Quels Droits de l’Homme pour des monstres ? ! Un drogué s’apprête à tirer sur toi et tu parles encore de droits ! ». La perception de l’inhumain dans l’homme outrepasse la conjoncture particulière de tel ou tel pays. Elle relève d’une problématique intemporelle et universelle.
Les Romains eurent leurs ilotes, les Hindous produisirent les intouchables et confrontés aux pratiques subies par les Indiens d’Amérique à l’ère des conquistadores, l’église romaine organisait une concertation œcuménique autour de cette question : Les aborigènes ont-ils une âme ? ».
Au cas où ils n’en auraient pas leur éradication échapperait au droit. Par ce biais tombe l’objection adressée à l’hécatombe. A l’aune des principes catégoriques les Droits de l’Homme seraient indissociables de la condition humaine. La référence à cet arrière plan théorique inspire une levée de boucliers contre les mesures d’exception et l’état d’urgence.
Haro sur les grands principes
Mais au niveau des agents sociaux, des enjeux et des luttes, les porteurs de logiques antagoniques subvertissent, plus ou moins, les grands principes kantiens. Et ces deux prises de position, l’une symbolique et l’autre pragmatique, nourrissent un débat sans fin.
Cependant, et en dépit des succès, trop lâcher la bride sur le cou des gens d’armes pour « éradiquer » le djihadisme encourt le risque d’engager le système d’autorité sur les voies du régime policier.
Bourguiba doit encore maugréer envers lui-même, dans son mausolée, pour avoir dégagé Ben Ali de sa caserne. Une fois reclus à Monastir, son impair lui inspirait, sans doute, l’envie de mettre tous les drapeaux en berne. Puisque le pouvoir ne tient que par moi, pourquoi ne pas m’asseoir sur les hauteurs de l’Etat ? En outre, l’accentuation du contrôle social infléchit les dispositions subjectives du personnel affecté à la surveillance de la déviance.
Malaisé à détecter un transfert quasi involontaire tend à reporter sur l’ensemble de la population, la chape de plomb censée priver de liberté les dits adversaires des libertés. Les médiateurs, eux-mêmes agressés, incriminent l’apparition de brutalités imputées au nouveau laisser-faire sécuritaire. Selon d’autres commentateurs, l’acceptation des outrances commises en guise d’effets collatéraux serait la rançon à consentir pour la conjuration de l’inquisition. Ces deux positions délimitent l’éventail des opinions.
Pendant ce temps, le spectre des attaques préalables à l’éventuelle invasion commence à hanter une part de la population. Les optimistes estiment la Tunisie peu exposée à l’aventure syrienne, irakienne ou libyenne et les pessimistes ne cessent de mentionner les forces disproportionnées. Quant aux sceptiques, ils éludent ces deux rubriques.
Pour eux, tout est possible tant l’histoire demeure aléatoire. Les deux premières prises de position ont à voir avec l’action et la troisième émarge au registre de l’investigation même si chercher, parler ou écrire c’est aussi agir.
Aujourd’hui, par leur conjonction, « mesures sévères » et amorce de réformes à tonalité austère, concoctent un mélange malaisé à supporter surtout par les franges marginalisées de la société. La croissance de la violence et de l’incivilité, à tous les coins de rue, exhibe les signes avant-coureurs de l’intense fébrilité.