Les études historiques sont probablement le domaine des sciences sociales et humaines qui ont connu le plus grand dynamisme ces derniers mois. En effet, on vient de voir la succession de plusieurs publications de référence et qui ont rencontré un large écho auprès du public pour devenir pour certaines d’entre elles de vrais bestsellers. Le plus connu est certainement le livre de l’historien Yuval Noah Harari intitulé « Sapiens. Une brève histoire de l’humanité » publié chez Albin Michel pour sa version française en 2015 et qui est devenu un véritable phénomène d’édition mondiale, traduit en plusieurs langues et qui occupe pendant plusieurs mois la tête des ventes.
Comment expliquer cet engouement pour les livres et les essais historiques au moment où l’édition vit des moments difficiles et où l’intérêt des lecteurs déserte de plus en plus l’écrit pour se réfugier dans le virtuel et dans les réseaux sociaux ? Probablement, les questionnements, les inquiétudes et les angoisses, face aux incertitudes de notre temps et aux menaces, expliquent ce retour à l’histoire pour trouver des réponses ou pour le moins des assurances sur la capacité de l’humain à reprendre sa marche et sa quête de liberté et d’autonomie.
Je me suis intéressé à certains essais et je les ai lus avec une immense joie, tellement ils offraient une perspective globale qui nous manque tellement en ce moment. Et, le point commun entre l’ensemble de ces essais est leur appartenance au courant de l’histoire globale ou le « Global History ». Ce courant s’est développé aux Etats-Unis dans les années 1990 avant de se propager en Europe et un peu partout dans le monde pour devenir progressivement l’un des courants les plus novateurs dans les sciences humaines à travers cette volonté de se libérer des contraintes du récit national et inclure la dynamique historique de l’humain dans un contexte global marqué par l’interaction entre les grandes civilisations et les dialogues et les échanges entre les différents projets.
Il s’agit d’une rupture radicale avec les courants de l’historiographie classique et les lectures traditionnelles qui ont dominé les études historiques depuis des années et qui sont marqués par une lecture eurocentriste dans l’analyse de l’histoire humaine. Ces courants ont défendu depuis et avec beaucoup d’arrogance et d’insolence que la connaissance de leur histoire et de leur culture était suffisante pour comprendre la dynamique historique. Cette vision a contribué au refus de l’autre et au rejet de sa présence et de sa perception, et de son analyse des grands évènements historiques.
Les courants de l’histoire globale cherchent à rompre avec cet eurocentrisme de la lecture de l’histoire du monde. Ils cherchent à développer une nouvelle vision de l’histoire humaine basée sur la diversité et la différence. Une grande partie des publications récentes et des grands essais publiés récemment s’inscrivent dans cette nouvelle tradition et remettent en cause l’arrogance des écritures et des récits historiques traditionnels.
Plusieurs raisons expliquent l’avènement et le développement des courants de l’histoire globale. Et, la première concerne la globalisation croissante de notre monde qui remet en cause les lectures historiques qui se limitent aux frontières nationales. Ces nouveaux courants suggèrent aujourd’hui de comprendre les phénomènes historiques dans une optique globale. En même temps, les grilles de lecture historiques traditionnelles sont de plus en plus remises en cause dans la mesure où elles ont contribué dans les récits sur la supériorité du moi européen et dans une écriture du récit historique qui démarre au moment des Lumières et des révolutions européennes.
Les nouveaux récits historiques remettent en cause ces lectures et les nouvelles publications sont significatives de cette rupture épistémologique. Trois essais s’inscrivent dans cette nouvelle ère qui s’ouvre dans les études historiques. Le premier est celui que nous avons cité, « Sapiens » de Yuval Noah Harari, qui est paru dans sa version anglaise en 2012. L’auteur a mis en exergue dans sa lecture de l’histoire humaine trois grandes révolutions qui ont structuré la dynamique historique à savoir la révolution cognitive, la révolution scientifique et les révolutions agricoles et plus généralement les grandes révolutions économiques. A travers l’interaction de ces trois révolutions, l’auteur nous propose une lecture passionnante de l’histoire de l’humanité de ses débuts jusqu’à nos jours.
Le second essai nous le devons au journaliste et à l’écrivain français François Reynaert intitulé « La grande histoire » et publié chez Fayard en 2016. Il s’agit aussi d’un long voyage dans l’histoire humaine qui nous fait découvrir avec intelligence et passion les grandes civilisations humaines anciennes dans toute les régions du monde, de l’Asie à l’Amérique latine et du monde de Haroun Al Rachid au siècle des Lumières et aux révolutions européennes jusqu’au vingtième siècle. Dans ce voyage historique l’écrivain met l’accent sur la grande diversité que l’humanité a connu et les tentatives, en dépit des crises et des guerres, de construire un vivre en commun.
Le troisième livre est un ouvrage collectif dirigé par Patrick Boucheron et intitulé « Histoire mondiale de la France ». Il s’agit d’un essai composé de 144 entrées et rédigé par 121 des meilleurs historiens français. Le point de départ est que l’histoire française ne peut pas s’écrire en dehors de l’histoire globale dans la mesure où la France avec ses écrivains, ses philosophes, ses découvertes scientifiques mais aussi ses visées coloniales ont eu une grande influence dans le monde. Mais simultanément le monde et l’autre d’une manière générale ont également influencé la France. Ce choix méthodologique est le point de départ d’une nouvelle lecture de l’histoire de la France dans ses rapports tumultueux avec le monde.
Ces trois essais sont significatifs d’une large production éditoriale dans le domaine des études historiques. Si ces essais contribuent à une meilleure compréhension des questionnements actuels en les ouvrant sur l’histoire, ils sont aussi le signe de la fin d’une certaine centralité européenne et une invitation à une ouverture sur un monde pluriel et une expérience humaine riche de sa diversité. Un choix méthodologique et politique qui pourrait peut-être nous épargner les affres de l’aventurisme politique des populismes qui ont le vent en poupe par les temps qui courent.