Les enfants, victimes de l’omerta

Violences domestiques

L’UNICEF a été partie prenante dans l’élaboration de l’article 49 de la Constitution concernant les droits de l’enfant et a œuvré pour l’adoption d’une formulation qui soit la plus compète possible. L’organisation s’est aussi engagée,  depuis la Révolution, dans de nouveaux chantiers pour améliorer la situation de l’enfance en Tunisie en collaboration avec la société civile. Elle vient de réaliser une étude qui a révélé des disparités énormes, en matière de scolarisation, entre milieu rural et milieu urbain et quartiers riches et quartiers pauvres. Mme Maria Luisa Fornara, représentante de l’UNICEF en Tunisie, a bien voulu nous en parler.

 

Pour la première fois en Tunisie, nous avons un article dans la Constitution qui défend explicitement les droits de l’enfant. Qu’en pensez-vous ?

Il faut d’abord se féliciter de l’existence de l’article 46 sur les droits de l’enfant. C’est  une première dans la Constitution tunisienne. La formulation d’un tel article a vu une évolution depuis le premier brouillon et elle a été améliorée au fur et à mesure. Un travail intéressant, dans ce sens, a été fait par  la société civile, les instances gouvernementales et les médias avec l’appui de l’UNICEF. Par ailleurs, nous avons eu une séance de travail avec la Commission des Droits et des Libertés et nous avons organisé plusieurs conférences. La formulation actuelle de l’article comporte le concept de «la protection de l’enfance», les droits fondamentaux (l’éducation, la santé, etc.) et insiste sur le rôle des parents et de l’État comme protecteurs de ces droits. L’article comprend aussi la notion de la non-discrimination, qui est un principe de la Convention internationale des Droits de l’Enfant que la Tunisie a ratifiée en 1992. En outre,  le groupe d’experts ayant revu le texte de la Constitution a proposé d’intégrer la notion «d’intérêt supérieur de l’enfant»qui a été adoptée par l’ANC dans la dernière version du 1er juin. 

 

Que signifie cette notion relative à «l’intérêt supérieur de l’enfant» ?  

Quand il y a de possibles conflits d’intérêts,  il faut que le droit de l’enfant prime sur tout. L’enfant ne pouvant pas se défendre tout seul, la loi doit le protéger. 

 

Est-ce que la formulation actuelle vous parait satisfaisante ?

La formulation actuelle se rapproche de celle que nous avons élaborée, en collaboration avec le ministère de la Femme, un certain nombre de constitutionnalistes, de spécialistes en droits de l’enfant et de représentants de la société civile. D’ailleurs le ministère a envoyé cette proposition d’article, en octobre 2012, à tous les membres de la Constituante. Cette proposition englobe tous les aspects qui concernent les droits de l’enfant. En effet, nous avons suggéré d’inscrire dans le texte la mise en place d’une instance indépendante pour défendre les droits des enfants, laquelle sera au-dessus de toute autorité de l’État et a droit de regard sur ce qu’il fait. En Tunisie, il existe un arsenal juridique qui défend l’enfant comme le Code des Droits de l’Enfant, mais au niveau de l’application, beaucoup reste à faire. Une telle instance peut contrôler l’action étatique et évaluer les programmes ministériels liés à l’enfance. Elle existe dans de nombreux pays. Nous avons, d’ailleurs, organisé une conférence en septembre 2012 à laquelle nous avons invité les responsables de structures similaires existants dans d’autres pays. Ces derniers ont évoqué leurs propres expériences. Créer une instance pareille serait un pas supplémentaire vers la mise en œuvre effective des droits de l’enfant. Le deuxième point qui manque dans la formulation actuelle de l’article 46 est la notion de la «participation». Il existe un présupposé général qui veut que les enfants ne peuvent pas participer aux décisions qui les concernent. Ce n’est pas vrai. On peut donner à l’enfant la possibilité de s’exprimer par rapport aux questions qui se rapportent à lui. Les conseils de classe en sont le parfait exemple.  

Un autre principe qui n’a pas été retenu dans l’article est la notion de l’enfant «sujet de droit» et pas «objet de droit». Il ne suffit pas de subvenir à ses besoins, mais il faut lui donner la possibilité de s’exprimer, de participer, d’agir,  comme un être humain qui bénéficie de tous ses droits. 

 

Et que comptez-vous faire afin de sensibiliser les constituants et l’opinion publique quant à la nécessité d’intégrer ces éléments dans l’article ?

Nous avons fait un effort de sensibilisation et nous continuons à le faire auprès des médias. J’ai eu des rencontres avec  la vice-présidente de l’ANC, les ministres concernés, les membres de la Commission des Droits et Libertés auprès de l’ANC, les représentants de la société civile et avec le président de la République. Je voudrais toutefois insister sur le fait que la proposition de l’article a été faite selon une approche participative entre les institutions gouvernementales, notamment le ministère des Affaires de la Femme et de la Famille, la société civile et les spécialistes. L’appui de l’UNICEF a principalement été d’ordre technique. 

 

Dans cette phase transitoire, qui est pleine de promesses en matière de droits pour l’enfant, les menaces envers ce dernier ont aussi augmenté. On a remarqué de nouveaux phénomènes, comme ces prédicateurs qui viennent prêcher le voile des petites filles, la prolifération des jardins d’enfant coraniques, l’appel au retour au mariage des mineurs et à l’excision, etc. Qu’en pensez-vous ? 

Je pense que la législation et les instances publiques tunisiennes sont solides. Il y a eu tout un cheminement qui a été accompli depuis l’indépendance. Vous êtes en train d’en recueillir les fruits aujourd’hui : la Tunisie a les indicateurs parmi les plus élevés dans la région en matière de scolarisation et de santé.  Bien sûr, ces nouveaux phénomènes nous inquiètent et notamment en ce qui concerne les jardins d’enfants coraniques  qui sont dans une situation illégale et qui diffusent un contenu pédagogique non conforme à celui défini par le ministère de tutelle. Nous en avons discuté avec les autorités ministérielles. Nous considérons qu’il faut trouver des solutions rapides à une telle situation.

 

L’UNICEF a organisé dernièrement deux sessions de formation pour les journalistes, afin de les sensibiliser au traitement médiatique des problématiques liées à l’enfance. C’est l’affaire de la petite fille violée qui en a été le déclencheur, non ?

Il y a eu dans cette affaire plusieurs dépassements médiatiques. À l’UNICEF, nous avons été doublement bouleversés : tout d’abord par l’indicent en soi, ensuite  par la couverture que lui a réservé la presse, laquelle n’a pas respecté les standards internationaux en la matière. Nous avons donc décidé de mettre en place, immédiatement, des formations avec des experts, notamment Mme Claire Brisset, qui connaît à la fois le domaine des droits de l’enfant et le domaine journalistique. Il s’agissait donc de former les journalistes, qui sont déjà dans l’exercice de leur métier, à l’éthique à suivre. Notre objectif ne se limite pas à cela, mais nous cherchons aussi à trouver des passerelles pour que les médias ne s’intéressent pas à l’enfance uniquement quand il se produit des faits divers. Il faut savoir en parler d’une façon différente, tout en garantissant aux enfants une présence plus importante dans la presse. Nous allons continuer les formations, et les étendre aussi aux étudiants en journalisme. Nous avons déjà contacté l’Institut de Presse et de Sciences de l’Information dans ce sens, afin d’avoir un module spécifique sur les droits de l’enfant dans le curricula. 

 

Vous avez publié une étude en 2012 sur la situation de l’enfance en Tunisie, qu’est-ce qui se dégage de cette étude ? 

Nous avons publié cette étude sur la situation générale de l’enfance ainsi qu’une grande enquête qui s’appelle la MICS 4 (enquête par indicateurs multiples). C’est la quatrième que nous faisons. L’UNICEF réalise une étude de ce genre tous les cinq ou six ans. Celle-là nous l’avons faite avec l’appui de l’Institut national des statistiques. C’est la première grande enquête avec des indicateurs désagrégés sociaux depuis la Révolution. Elle sera publiée très prochainement. Concernant les résultats : nous avons trouvé ce que nous savions déjà, à savoir qu’au niveau des indicateurs généraux de la santé et de la scolarisation la Tunisie est en avance par rapport aux pays de la région. Mais, si l’on va en profondeur, une réalité différente émerge. Il y a beaucoup de disparités entre milieu rural et milieu urbain et entre quintiles pauvres et quintiles riches. Prenons le cas du préscolaire, il ne couvre que 44% de la population enfantine à l’échelle nationale. C’est très peu, surtout que l’encadrement de l’enfant entre l’âge de 2 à 6 ans a un impact fondamental sur sa capacité à apprendre pendant le primaire et à réussir. Maintenant, si l’on regarde ce même indicateur, on trouve en milieu urbain que la couverture est d’environ 60 % alors qu’elle ne dépasse pas les 17% en milieu rural. Les disparités sont aussi énormes entre les quintiles riches (81% de couverture) et les quintiles pauvres (13%). Il y a beaucoup de travail à faire pour changer cette réalité. Il faut donner à chaque enfant la possibilité d’aller au préscolaire et donc de maximiser ses chances dans la vie, car il s’agit là d’une forme de discrimination. Cette situation est le résultat de la privatisation des jardins d’enfants. Je crois que l’État est en train de revoir l’ancienne  politique et s’active pour rouvrir les jardins d’enfant municipaux.  Nous en sommes ravis, car cela permettrait aux enfants des plus pauvres de bénéficier des mêmes droits. 

 

Y a-t-il d’autres indicateurs qui vous ont interpellés dans cette étude ?

L’étude a révélé un indicateur important qui concerne la violence à l’égard des enfants. Ce n’est pas tellement une nouveauté, car la MICS 3 a montré des indicateurs de ce genre. Mais le facteur frappant cette fois est qu’environ 93% des enfants de 2 à 14 ans ont subi, au sein de leurs familles, une forme d’éducation violente. Presque 32% ont reçu un châtiment corporel et cela touche toutes les couches. C’est beaucoup. Il y a un grand travail à faire, à ce niveau là aussi. Il est nécessaire de changer les réflexes éducatifs que les parents ont hérités depuis des générations. Il faut leur apprendre qu’on peut élever un enfant sans le toucher. Nous comptons appuyer la mise en place de plusieurs actions dans les domaines de la sensibilisation et de l’éducation parentale, en collaboration avec la société civile et l’État.

 

Votre collaboration avec la société civile est-elle devenue plus forte après la Révolution ? 

Il est clair que la Révolution a ouvert un champ nouveau de collaboration entre la société civile et les acteurs de développement. L’UNICEF a saisi cette opportunité pour élargir son partenariat avec les associations opérant dans le domaine de l’enfance dont le rôle est considéré fondamental. Dans la question de la constitutionnalisation des droits de l’enfant, par exemple, les associations ont joué un rôle primordial, car elles étaient porteuses du projet. Désormais, nous pouvons étudier certaines thématiques qu’il était très difficile d’évoquer sous l’ancien régime comme le travail des enfants, leur exploitation sexuelle, les enfants de la rue… Faire des études sur ces sujets et les publier, ce n’était pas évident. Il est clair que quand on a une société civile qui est porteuse de projets, il y a toute une dynamique qui se crée. Nous travaillons tous mieux. 

 

Est-ce que votre stratégie de travail a changé ?

Du moment qu’on peut travailler avec d’autres acteurs, notre façon de faire est nécessairement révisée. Maintenant, nous avons des partenariats avec la société civile. L’UNICEF soutient et finance les associations qui sont en train de naître. Il ne faut pas aussi oublier qu’il existe actuellement un intérêt international accru envers la Tunisie dont on veut faire un modèle. Résultat : nous avons obtenus de nouveaux financements.

Pour tout ce qui concerne la protection de l’enfance, nous avons eu une réunion avec tous les départements ministériels concernés pour débattre d’un programme d’action. Il y a eu une discussion ouverte sur plusieurs points, notamment sur ce que l’UNICEF peut faire en plus. Tous ces facteurs cités nous aident à mieux coordonner nos efforts et renforcer nos partenariats.

Notre champ d’action est en train de s’élargir et nous avons désormais la possibilité de travailler, d’une façon très pointue sur des thématiques comme la justice juvénile, l’exploitation  sexuelle des enfants et le travail des enfants où les données manquent terriblement. Nous allons engager des études sur toutes ces questions.

 

Propos recueillis par Hanène Zbiss

 

44.3% seulement des enfants sont préscolarisés 

L’enquête nationale par grappes à indicateurs multiples (MICS “4” 2012), réalisée en 2012 par l’UNICEF, en collaboration avec le ministère de la Planification et de la Coopération internationale et de l’Institut national des statistiques, a révélé un ensemble d’indicateurs importants concernant l’éducation.

 

Taux de préscolarisation: 

Seulement 44.3% des enfants de 3 à 5 ans fréquentent les services préscolaires. L’évolution de ce secteur est inégalement répartie entre les régions et les milieux : milieu urbain 59.8% contre 17.4% en milieu rural.  Le secteur public s’est progressivement désengagé. 

-La fréquentation d’une institution de primo enfance est plus répandue dans le district de Tunis (64%), elle est la plus faible à Sidi Bouzid (17,1%) et à Kasserine (26,2%). 

-Les différences selon le niveau d’éducation de la mère et selon le statut socio-économique des ménages sont relativement importantes ; en effet, la proportion de fréquentation d'une institution de primo enfance passe de 18,4% chez les enfants dont la mère n’a pas été scolarisée, à 73,5% chez ceux dont la mère est de niveau universitaire. 

-Uniquement 13,1% des enfants issus des ménages les plus pauvres fréquentent une institution de primo enfance, contre 80,9% chez ceux issus des ménages les plus riches.

 

Taux net de scolarisation : 97,7% tranche d’âge des 6 et 11 ans

Abandon scolaire : le nombre d’élèves abandonnant l'école chaque année en âge de scolarité obligatoire (de 6 à 16 ans) est compris entre 60.000 et 80.000 : En 2009 il est de 68585,  dont 44386 garçons et 24199 filles (en 2008: 81597).

 

93,2% des enfants sont violentés au sein de la famille

La même étude MICS “4” 2012 a révélé que 93,2% des enfants de 2 à 14 ans ont subi d’une façon ou d’une autre des corrections violentes par moyen verbal, physique ou d’autres sortes de soumission. 31,9% sont frappés : 34,9% parmi les garçons et 28,3% parmi les filles. 19,8% parmi les plus riches et 40,1% parmi les plus pauvres.

Quant à la violence en milieu scolaire, une autre étude réalisée, en 2005, par le Centre national d'innovation pédagogique et de recherches en éducation a révélé que le châtiment est perçu encore comme une pratique de discipline, un moyen d’éducation de l’enfant et de préparation à la vie d’adulte : 58,2% des élèves déclarent avoir été victimes d’une de ces formes de violence.

 

L’article 46 de la Constitution, relatif aux droits des enfants

– La formulation actuelle de l’article 46: 

« L’enfant a le droit d’exiger de ses parents et de l’État la garantie de la dignité, de la santé, des soins, de l’éducation et de l’enseignement.

L’État assure toutes sortes de protections à tous les enfants sans discrimination, conformément au principe de l’intérêt supérieur de l’enfant ».

 

– Proposition de l’UNICEF, en partenariat avec le ministère de la Femme: 

« En tant qu'être humain disposant d’une identité propre, l’enfant doit bénéficier de tous les droits; l'État doit s'engager à les respecter et en assurer la protection et la réalisation sans discrimination d'aucune sorte pour tous les enfants. L'intérêt supérieur de l'enfant et son droit à participer à toutes les décisions qui le concernent, doivent être prises en considération. L'État et les parents se doivent d'assurer à l'enfant le droit au développement, à l'éducation, à la santé et à la protection contre toutes les formes d'abus, de violence et d'exploitation.

En vue de leur réalisation, l'État s'engage à adopter les mesures législatives et à mettre en place les mécanismes et les programmes nécessaires, y compris le mécanisme indépendant de suivi et de surveillance ».

 

Unicef plus de 50 ans de coopération avec la Tunisie 

En Tunisie, depuis plus de 50 ans, l'UNICEF accompagne le pays dans son œuvre de développement et de lutte contre l'analphabétisme, les maladies et la pauvreté. L'UNICEF  continue aujourd’hui à apporter son appui à la Tunisie pour préserver les acquis, améliorer la qualité des services  et relever les défis  restant, dans les domaines de la santé, de  l'éducation et de  la protection de l'enfant.  Une attention particulière est donnée  à l’appui des programmes ciblant les plus défavorisés: enfants négligés et vulnérables, adolescents en rupture scolaire et jeunes ayant des conduites à risques… et à la promotion de la participation effective des enfants et des jeunes dans toutes les décisions qui les concernent

Le programme  de coopération de l’UNICEF avec le gouvernement tunisien met l’accent sur les modalités pratiques pour la réalisation des droits des enfants énoncés dans la Convention des Droits de l’Enfant.  Il contribue également à relever les défis  majeurs des objectifs du millénaire pour le développement en Tunisie, tels que consacrés dans le plan cadre des Nations unies pour l’Aide au développement (UNDAF).

Rappelons que l’UNICEF est une agence du système des Nations unies, créée en 1946. Elle opère dans plus de 150 pays du monde et soutient la santé et la nutrition des enfants, l’accès à l’eau potable et aux moyens d’assainissement, l’éducation de base de qualité pour tous les garçons et toutes les filles et la protection des enfants contre la violence, l’exploitation sous toutes ses formes et le SIDA.

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