C’est un fait inédit dans les arènes internationales ! De mémoire d’économiste, on n’a jamais vu le Président de la plus importante puissance mondiale, les Etats-Unis, polémiquer avec le gouverneur d’une banque centrale. Et, pourtant, c’est ce qui s’est passé il y a quelques jours lorsque Donald Trump a publié le 18 juin dernier l’un de ses tweets dont il a le secret, soulignant que « Mario Draghi vient d’annoncer que de nouvelles mesures de relance pourraient intervenir, ce qui a immédiatement fait chuter l’euro contre le dollar, facilitant une concurrence injuste envers les Etats-Unis ».
Il faut dire que ce tweet venait répondre à une déclaration du gouverneur de la BCE, Mario Draghi qui, dans la matinée et dans le cadre du Forum annuel de la BCE, avait indiqué : « En l’absence d’amélioration, si notre objectif de retour durable de l’inflation est menacé, des mesures additionnelles de soutien seront nécessaires ». Et de rajouter pour enfoncer le clou : « Si la crise a montré une chose, c’est que nous utiliserons toute la flexibilité permise par notre mandat ».
Les propos du gouverneur de la BCE s’inscrivent dans le changement radical de la politique monétaire qu’il a imposée à cette institution héritière de l’orthodoxie et du conservatisme allemand en matière de politique monétaire à partir de 2012. Car, faut-il le rappeler, la nouvelle institution de Francfort a été imprégnée par la culture allemande en matière de politique monétaire. Elle a fait, depuis sa création, de « l’obsession allemande », l’inflation, son principal objectif de politique économique. La BCE est devenue alors la garante de l’orthodoxie de la politique monétaire et de son indépendance vis-à-vis des pouvoirs politiques. Des préoccupations bien lointaines de celles de sa « grande sœur » américaine, la FED, qui a fait de la croissance, de l’emploi en plus de la stabilité des prix, ses principaux axes.
Cette sacro-sainte orthodoxie sera rompue au moment de la grande crise financière de 2008 et 2009 qui a failli mettre le système global à genoux. Cette crise sans précédent a été l’origine du changement radical du paradigme néo-libéral qui a dominé la globalisation depuis la contre-révolution conservatrice du début des années 1980. La crise de 2008 a été à l’origine d’un changement de cap, d’une rupture des politiques monétaires restrictives et de l’avènement des politiques monétaires expansionnistes qui, avec les politiques de relance budgétaire, ont permis à l’économie globale d’échapper à une déflation aussi profonde que celle que le monde a connue après la grande dépression de 1929 et dont les conséquences politiques ont été l’avènement du populisme, du nazisme et du fascisme qui ont écrit la page la plus noire de l’histoire de l’humanité.
L’Europe, avec la BCE, comme les autres grandes régions et banques centrales du monde, a opéré un changement de cap dans sa politique monétaire. Parallèlement à la baisse de ses taux, la BCE a mis en place une politique de quantitative easing pour venir en aide à des institutions financières lourdement impliquées dans la crise des subprimes et au bord de l’explosion. Mais, ce changement de cap ne sera que de courte durée et la BCE va revenir aux bonnes vieilles thérapies de l’orthodoxie monétaire dès la reprise de la croissance. L’ordre et l’orthodoxie étaient de retour en Europe dès que les dirigeants européens ont pensé que la crise était derrière eux. Ainsi, à partir de 2011, on a assisté à un retour de l’orthodoxie financière. Or, la crise était beaucoup plus profonde et structurelle que ne l’avaient pensé les dirigeants européens et elle est revenue comme un impressionnant effet de boomerang qui a failli emporter avec elle la zone euro.
Dans ce contexte de retour de la crise en Europe, alors que les autres régions du monde et particulièrement les Etats-Unis ont poursuivi leurs politiques hétérodoxes qui leur ont permis de se frayer un chemin moins sinueux, la BCE a décidé d’agir et Mario Draghi a lancé sa fameuse phrase au mois d’août 2012 : « Je ferai tout ce qu’il faudra pour le sauver ». Et, les actions ont été à la hauteur des paroles avec une politique monétaire expansionniste d’une ampleur sans précédent afin, non seulement de sauver la zone euro et la monnaie commune, mais surtout d’échapper à une grave déflation qui commençait à pointer sur l’économie européenne. La BCE a alors mis en place des outils jusque-là inédits et non conventionnels, et a fait preuve d’une grande ingéniosité et d’une grande inventivité, allant de la baisse drastique des taux d’intérêt, des rachats des dettes publiques ou quantitative easing qui ne s’est pas limité aux Etats, mais s’est élargi également aux banques systémiques européennes et aux grandes entreprises. La BCE a été jusqu’à appliquer un taux d’intérêt négatif sur les dépôts qu’effectuaient les grandes banques européennes dans ses coffres pour les inciter à prêter aux entreprises et à relancer l’investissement.
L’évaluation de cette politique fait l’objet d’un grand débat en Europe, car les résultats ne sont pas à la hauteur des attentes : l’inflation reste et la croissance est atone. Mais, en dépit de ces résultats faibles, la BCE a poursuivi sa politique et beaucoup d’experts considèrent que ces résultats s’expliquent également par des politiques budgétaires conservatrices au niveau européen et dans la plupart des pays membres, du fait de la crise des dettes publiques.
La BCE a opéré un léger revirement dans sa politique monétaire depuis quelques mois en commençant à relever ses taux. Mais, ce revirement a été rapidement arrêté devant la faiblesse de la croissance en Europe depuis le début de l’année et particulièrement dans ses deux locomotives, la France et l’Allemagne. Dans ce contexte, la BCE se prépare à opérer une nouvelle baisse des taux afin de donner un coup de pouce à la croissance en Europe. Et, c’est ce qui a déclenché le tweet colérique du Président américain qui estime que cette baisse pourrait aider la compétitivité européenne en diminuant l’euro par rapport au dollar. Et, Mario Draghi de répondre de manière laconique au tweet du Président américain en déclarant : « Nous n’avons pas d’objectif de change ».
Mais, les attaques de Donald Trump avec ses tweets ombrageux n’étaient pas destinées seulement à Mario Draghi. Le Président de la FED, Jérôme Powell, qu’il a pourtant désigné pour remplacer Janet Yellen, constitue aussi une cible privilégiée des attaques du Président américain et certains experts de la Maison blanche sont, semble-t-il, en train d’étudier les moyens juridiques pour le destituer. La raison ? La volonté de la FED de maintenir des taux stables du fait du retour des Etats-Unis à une situation de presque plein emploi. Or, le Président américain ne cesse de faire des pressions sur le Président de la FED de baisser les taux qui se trouvent à 2,5% depuis la hausse du mois de décembre. L’objectif de Trump, qui est déjà entré en campagne électorale, est de relancer l’économie et l’emploi afin de maintenir ses chances de gagner les prochaines élections. Mais, l’augmentation des taux a pour effet de rehausser le dollar et de diminuer la compétitivité des exportations américaines par rapport aux produits européens. Alors, il ne cesse d’exercer des pressions sur la FED en l’accusant de refuser de donner à l’économie américaine « des conditions égales » à celles que la BCE ne cesse de donner aux Européens.
Ces différentes déclarations constituent un pas de plus dans les risques qui hantent l’économie globale. Après les risques de guerres commerciales, ce sont désormais les risques d’une nouvelle guerre de change qui renforcent l’incertitude et l’instabilité au sein de la globalisation. Ces risques ne font que renforcer la déflation rampante et la faiblesse de la croissance globale qui ouvrent le monde sur l’inconnu et balisent la voie au populisme et à l’aventurisme politique.
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