Les illusions perdues d’un modèle politique, économique et social défaillant

Il n’est pas besoin d’avoir lu «l’histoire de la Tunisie : les grandes dates, de la préhistoire à la révolution» de Habib Boularès ( Cérès éditions, janvier 2012, traduit en arabe, septembre 2015 ), qui nous rappelle, en ces temps troubles, que la vérité ne peut s’écrire avec la plume du cynisme trempé dans l’encrier de la haine, et que les déboires de Sadok Bey (1813 – 1882) nous font savoir qu’on ne peut indéfiniment ignorer que les inégalités économiques et sociales sont un poison. Lorsqu’elles se creusent et ne sont pas traitées, elles font vaciller les régimes politiques. Et généralement elles mènent à leur chute. Difficile, à la lecture de ce livre, de ne pas penser à notre présent où la crise qui bouscule le pays et ébranle le pouvoir marque les illusions perdues d’un modèle économique, social et politique défaillant, où une sorte de haine viscérale semble avoir dominé les esprits, où le moindre adversaire – de classe, de région ou de simple bord politique – devient immédiatement l’ennemi mortel. Au-delà des manifestations et contre-manifestations désormais rituelles, au-delà de cette colère populaire d’une nature et d’une intensité qui attisent les rancœurs dans la rue et sur les réseaux sociaux, le paysage politique a atteint un summum de confusion, qui marque un nouveau et inquiétant degré dans la dégradation de la seule démocratie dans le monde arabe. L’horlogerie islamo-révolutionnaire imaginée par les hommes au pouvoir pour gérer le pays pendant la dernière décennie, s’est détraquée et elle s’est tournée contre eux. Par son lot de trahisons et de mensonges, la classe politique a possédé une tonalité tragi-comique, selon le vieil adage ironique «un mensonge a le temps de parcourir la moitié du monde avant que la vérité ait pu enfiler son pantalon». Si nos politicards font de plus en plus penser aux narcisses menteurs et impulsifs tel le Roi Lear dans la célèbre pièce de Shakespeare, c’est parce que depuis dix ans, la plupart d’eux renient le sens de l’État et piétinent ses valeurs. S’ils avaient un brin d’honneur, ils devraient demander pardon, car ce mea-culpa est devenu indispensable pour tenter de calmer la hargne dont ils sont l’objet. Malheureusement, il n’y a pas de mea-culpa s’il n’y a pas l’homme politique honnête pour reconnaître ses fautes. Cette situation explosive, où le pays à vif risque de s’embraser à la moindre étincelle, a déclenché une controverse nationale fiévreuse. Car elle touche à l’essentiel : comment abattre le mur de la défiance et surmonter la crise généralisée dans un pays dont les fractures sociales, économiques, politiques, régionales et culturelles n›ont cessé de se creuser ? Béji Caïd Essebsi a tenté, au début de son mandat présidentiel, d’assembler les fragments retrouvés du puzzle en étant convaincu qu’il n’y arrivera jamais. Mais il était aussi convaincu qu’il pouvait gouverner avec ce puzzle même fragmenté. Et s’en sortir ! Kaïs Saïed pense autrement. Il croit que face au scepticisme et au complotisme, seules des réformes qui peuvent casser les structures monopolistes peuvent prévaloir.  «Monsieur propre», amoureux des allusions pudiques, a dû se confronter à la réalité terre à terre de la politique, et son projet est devenu de plus en plus clivant. Il est toujours un peu triste que, dans les lois de la gouvernance, un tel processus de «justification morale», comme le désigne le psychologue  canadien Albert Bandura (1925 – 2021), peut se transformer en phénomène populairement acceptable.  Mais ce qu›il nous faudrait pour nous y retrouver dans cette «bonne voie» promise par Kaïs Saïed, où la diabolisation de tous les «prédateurs politiques» se mue en une éclatante célébration de la probité, n’en doutons pas, c’est une boussole qui indiquerait non pas le Nord magnétique, mais un Nord plus salutaire. Un Nord qui exige un plan pour sortir le pays du tourbillon d’une des plus longues crises de son histoire. Le reste est tout simplement affligeant, pour ne pas dire irresponsable. « Qui en droit de vous rendre absurde est en droit de vous rendre injuste », avertissait Voltaire.

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