Les inégalités en Tunisie : Aux origines de l’écart entre  les réalités et les perceptions

La question des inégalités est probablement la question qui suscite le plus d’intérêt chez les acteurs politiques, les chercheurs et les acteurs de la société civile dans le monde entier. Plusieurs études et essais ont été publiés au cours des dernières années et ont mis en avant la montée impressionnante des inégalités au cours des dernières années pour en faire la question au cœur des préoccupations et des débats dans les sociétés démocratiques. La contribution de cette question à la crise du projet démocratique a concouru à l’intérêt que suscite cette question dans le débat public dans un grand nombre de pays. Les organisations internationales, y compris celles aux convictions néolibérales, se sont également saisies de cette question par la recherche et la réflexion et surtout les recommandations des politiques publiques pour diminuer leurs effets négatifs sur les sociétés démocratiques.

Cet intérêt et cette attention à la montée des inégalités ne se sont pas limités aux centres de recherche et aux think tanks, mais se sont également invités dans les plus grandes priorités des acteurs politiques du fait de leurs effets sur la crise du projet démocratique et la stabilité dans les grands pays démocratiques. D’ailleurs, les révolutions du printemps arabe qui ont commencé dans notre pays un certain hiver 2011 avaient mis l’accent sur la contribution de l’exclusion et de la marginalité sociale dans la montée de la contestation sociale et de la révolte. Et, si ce vent de révolte a commencé dans notre pays, il va rapidement se prolonger et toucher d’autres pays dans le monde jusqu’à mettre en branle l’une des plus grandes citadelles du libéralisme financier et de la mondialisation débridée à Wall Street avec le mouvement « Occupy Wall Street ».

Cet air de révolte et ce désir de changement ont eu des effets sur les priorités des politiques publiques dans les différents pays et des institutions financières internationales dont le FMI qui vont faire de l’inclusion sociale le centre des nouvelles stratégies économiques des pays.

Cet intérêt porté sur la question des inégalités sociales s’est accompagné de la montée des travaux statistiques, notamment les bases de données qui nous ont permis de mieux comprendre ce phénomène, ses origines historiques et ses manifestations. Cette meilleure analyse et cette appréhension du phénomène étaient nécessaires afin de définir les politiques publiques les plus adaptées pour faire face à ce mal qui ronge les sociétés démocratiques et pour construire les sociétés de l’égalité et de l’inclusion.

Mais, en dépit de cet intérêt au niveau international et des grands moyens mobilisés par les institutions internationales et les centres de recherche, nous sommes restés étrangers à cette grande préoccupation qui secoue les sociétés démocratiques. En dehors de quelques études de l’Institut national de la statistique et des travaux de quelques chercheurs, notre pays n’a pas déployé un important effort pour mieux comprendre ce phénomène qui était l’un des déclencheurs de notre révolution. Pendant plusieurs années, nous nous sommes satisfaits des séries statistiques produites par les institutions internationales comme la Banque mondiale pour mieux apprécier et comprendre la montée des inégalités sociales dans notre pays.

Mais, ce déficit a commencé à être résorbé avec la publication du Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux d’une importante étude sur les inégalités en Tunisie, dirigée par le professeur Azzam Mahjoub et avec une équipe de chercheurs confirmés. Cette initiative confirme le rôle joué par le Forum dans le contexte politique et social sous la houlette de Abderrahmane Hdhili et avec d’autres militants dont Abdeljelil Bedoui, Maher Hnin et Messaoud Romdhani. Le Forum a cherché depuis son apparition à appuyer et à défendre les mouvements sociaux avec la publication d’une série de recherches par de jeunes chercheurs qui ont développé des propositions de politique publique qui rompent avec les politiques traditionnelles conservatrices et qui cherchent à construire une nouvelle tradition de réflexion alternative qui encourage l’émergence d’un nouveau modèle de développement.

Le dernier rapport du Forum qui a été publié il y a quelques jours, s’est intéressé à la question des inégalités en Tunisie. Mais, en dépit de l’importance de cette question et de l’organisation par le Forum d’une conférence de presse pour son lancement, ce rapport est passé inaperçu et n’a pas suscité l’intérêt et l’attention nécessaires.

Dans la lecture de ce rapport, la question essentielle qui se pose concerne l’écart entre la perception des inégalités et leur réalité. Si les Tunisiens considèrent que les inégalités sociales n’ont pas cessé de s’approfondir au cours des dernières années, les statistiques indiquent le contraire. Et la question qui se pose, c’est de savoir comment expliquer cet écart entre la perception et la réalité.

Ce rapport s’est basé sur l’analyse de la perception des Tunisiens des inégalités à travers l’étude préparée par l’Institut de sondage Sygma Conseil en 2019. Cette étude retient trois résultats majeurs qui ont été confirmés par des études plus récentes.

Le premier résultat concerne la perception des Tunisiens de l’évolution de leurs conditions économiques : 70% considèrent qu’elle s’est détériorée au cours des dernières années.

Le second résultat concerne plus directement les inégalités : 60% des Tunisiens considèrent qu’elles se sont renforcées au cours des cinq dernières années.

Le troisième résultat concerne la perception sociale des inégalités et ces études montrent que ce sont les élites, et particulièrement les couches sociales qui ont terminé leur cursus universitaire, qui considèrent que les inégalités ont beaucoup augmenté au cours des cinq dernières années : 78,5% en font le principal défi des politiques publiques au cours des prochaines années.

L’ensemble de ces études et de ces sondages indique une perception dominante chez les Tunisiens qui considèrent que les inégalités ont beaucoup augmenté au cours des cinq dernières années. Cette perception est présente chez les couches populaires mais aussi chez les classes supérieures.

La question qui se pose est de savoir si cette perception est confirmée par la réalité des inégalités sociales qui prévaut dans notre pays.

L’évolution des inégalités sociales en Tunisie

Le rapport du FTDES a opéré une analyse de l’ensemble des rapports qui a été publiée au cours des dernières années sur l’évolution des inégalités sociales en Tunisie. Il est possible de réunir les résultats autour de cinq grandes tendances dans le domaine des inégalités sociales.

La première tendance concerne l’important recul de la pauvreté en Tunisie au cours des dernières années : l’indice de pauvreté est passé de 25,45% en 2000 à 15,2% en 2015. Le rapport indique également que la part des citoyens qui vivent avec moins de 1,9 dollar quotidien, —l’indice de pauvreté absolue— a connu un recul en passant de 15,1% en 1985 à 0,2% en 2015.

La deuxième tendance concerne l’évolution des inégalités avec une baisse de l’indice de Gini, qui mesure les inégalités dans un pays, de 43,4 à 32,8% entre 1985 et 2015. Ce recul exprime la baisse des inégalités sociales dans notre pays.

La troisième tendance vient confirmer celle de la baisse des inégalités dans la mesure où le rapport souligne l’amélioration des revenus des 10% les plus pauvres en Tunisie dont la part dans le revenu national est passée de 2,3% à 3,2% entre 1985 et 2015.

La quatrième tendance est relative au niveau des inégalités dans les régions. Le rapport de la FTDES souligne le recul des inégalités dans certaines régions, notamment le Sud et le Centre-Ouest, et en même temps leur accélération dans les grandes villes côtières et particulièrement dans leurs banlieues populaires.

La quatrième tendance mise en exergue par ce rapport concerne les inégalités entre les régions qui ont connu une augmentation jusqu’en 2010 et leur stabilisation à partir de 2015.

Le résultat le plus important de ce rapport concerne le recul des inégalités sociales en Tunisie au cours des dernières années. Ce rapport vient confirmer les études de la Banque mondiale qui ont suivi l’évolution des indices de Gini sur une longue période. L’analyse de cette évolution a permis à la Banque mondiale de distinguer trois grandes périodes dans l’histoire des inégalités dans notre pays. La première période, de 1965 à 1975, concerne notre première expérience de développement qui a connu une baisse des inégalités et où l’indice de Gini est passé de 51,4 à 44. La seconde période couvre la période allant de 1975 à 2006 qui a connu une certaine stabilisation de cet indice et par conséquent des inégalités en Tunisie. Cet indice va reprendre sa baisse à partir de 2006 pour passer de 38,5 en 2011 à 32,89 en 2016.

Avec ces grandes tendances, la question devient encore plus urgente. Comment expliquer ce décalage entre la perception des citoyens et la réalité des inégalités et leur recul au cours des dernières années ?

Aux origines du décalage entre la perception et la réalité

Les raisons de ce décalage entre la perception et la réalité des inégalités sont liées de notre point de vue à des évolutions importantes qui effacent les résultats de ce recul. Parmi ces grandes évolutions, on peut citer la détérioration du pouvoir d’achat avec la résurgence de l’inflation au cours des dernières années.

Il faut également souligner l’augmentation rapide du chômage, particulièrement après la pandémie de la Covid-19, avec un taux qui a dépassé les 18% au cours des derniers mois.

D’autres difficultés ont également contribué à cette perception négative de la situation économique dont l’accès au financement et la forte détérioration des secteurs de la santé et de l’éducation.

La lecture des résultats de ce rapport, et particulièrement de ce décalage entre la perception des citoyens et la réalité des inégalités nous ramène à une conclusion importante : l’égalité et l’inclusion sociales ont besoin d’un contexte et d’un environnement économique, social et politique favorable afin qu’elles contribuent à l’édification d’un nouveau vivre-ensemble.

L’initiative du FTDES de publier ce rapport sur les inégalités est importante dans la mesure où il permettra d’éclairer le débat public sur une des plaies majeures de nos démocraties. Cet effort doit être poursuivi afin d’éclairer nos politiques publiques et pour qu’elles soient en mesure de retisse

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