C’est le premier adage qui vient immédiatement à la tête lorsqu’on pense aux Journées cinématographiques de Carthage (JCC) qui entament leur cinquantième anniversaire. Mieux, si pour certains la cinquantaine c’est l’âge de la raison, pour les JCC c’est le départ pour de nouveaux rêves et de nouvelles folies.
Cette grande aventure a commencé en 1966 grâce à la volonté et à l’engouement de quelques jeunes férus de Cinéma avec à leur tête, feu Tahar Chériaa, et à l’adhésion et à l’engagement d’un grand ministre de la culture de la Tunisie post-coloniale si Chedly Klibi. La création du festival de cinéma s’inscrivait dans le cadre d’un grand projet culturel qui cherchait à doter notre pays d’une identité culturelle moderne et ouverte sur le monde après des siècles de domination coloniale et de décadence beylicale. Ce projet se déployait dans tous les domaines de la création et des arts notamment le théâtre, la danse, la culture populaire avec la création des maisons du peuple et de la culture dans tout le pays et la promotion des arts populaires. Le cinéma a été un des domaines qui a bénéficié de ce projet culturel post-colonial. Ainsi, le ministère de la Culture aidé par quelques francs-tireurs amoureux du septième art va multiplier les initiatives afin de mettre sur pied les premiers noyaux d’une industrie cinématographique dans notre pays. Parallèlement aux textes juridiques qui vont fixer le cadre institutionnel de cette industrie, le gouvernement va créer la SATPEC qui jouera un rôle important dans le développement de cette activité et dont les laboratoires situés sur les plaines à Gammarth vont contribuer aux activités post-production des premiers films tunisiens. A cet effort national, il faut mentionner également la contribution de ce qu’on n’appelait pas encore la société civile. Il s’agit des associations du domaine cinématographique, notamment la Fédération tunisienne des cinéastes amateurs qui va jouer le rôle d’école de formation pour de nombreux cinéastes tunisiens en l’absence d’écoles spécialisées, la Fédération tunisienne des ciné-clubs qui a contribué grandement au développement de la culture cinématographique et à une meilleure connaissance du cinéma mondial et plus tard l’Association des cinéastes tunisiens qui jouera également un rôle essentiel dans l’organisation et la mobilisation des professionnels du métier.
Ce noyau d’industrie cinématographique nous a permis d’avoir les premières productions tunisiennes et des films comme « L’aube », « Le rebelle » et « Les fellagha » de Omar Khlifi, « Mokhtar » de Sadok Ben Aïcha, « Khlifa le teigneux » de Hamouda Ben Hlima, « Sous la pluie de l’automne » de Ahmed Khechine, « Une si simple histoire » et « Sejnane » de Abdellatif Ben Ammar, « Le soleil des hyènes » de Ridha Béhi, « Fatma 75 » de Salma Baccar pour ne parler que de quelques films des années 60 et 70 qui ont annoncé des lendemains qui chantent pour le cinéma tunisien.
La création des JCC viendra s’inscrire dans cette dynamique et dans cette effervescence cinématographique post-indépendance. C’était un des premiers festivals dans le Sud et son objectif était de favoriser cet enchantement post-colonial et le rayonnement du soleil des indépendances. Les JCC se sont engagées d’emblée dans cette quête de soi et de cette réinvention des identités perdues dans le Sud après cette longue nuit coloniale. Même si les JCC se sont fixées comme priorité la création dans le monde arabe et en Afrique, elles sont devenues rapidement le carrefour cinématographique du Sud.
Et, progressivement la réputation des JCC va se mettre en place pour devenir le lieu incontournable de la création du Sud. Et, même si les régimes post-coloniaux se sont détournés des rêves de liberté du moment de la lutte anti-coloniale et si l’autoritarisme a pris les couleurs du Sud, le cinéma est resté un lieu de dissidence et d’espérance d’un monde meilleur. Et, face au désenchantement national, pour reprendre les mots de Hélé Béji, les JCC sont restés un lieu de résistance, de refus et de sédition. Ainsi, dans les moments les plus durs de la répression a-t-on vu triompher des films comme « Making of » de Nouri Bouzid en 2006 ou de « Microphone » de Ahmed Abdalla en 2010 qui annonce la rébellion à venir d’une jeunesse révoltée par un autoritarisme anachronique.
La fin de l’autoritarisme et la nouvelle liberté acquise ont ouvert une nouvelle ère devant les JCC et lui ont permis de retrouver une nouvelle jeunesse. Ainsi, les trois sessions post-révolutions que nous avons connues en 2012, 2014 et 2015 ont été de grands moments de rêves et d’enthousiasme non seulement au niveau des films que nous avons pu voir mais aussi au niveau de l’engouement d’un large public de jeunes qui découvrent le charme des salles obscures en dépit de l’attrait des nouvelles formes d’expression et de la domination d’une instantanéité qui laisse peu de temps aux rêves.
Mais, les JCC doivent se réformer et faire leur révolution en coupant court avec les anciennes formes d’organisation bureaucratique et se libérer de la tutelle de l’Etat, comme tous les autres grands festivals dans notre pays. Y compris lorsque j’assumais des responsabilités gouvernementales j’ai défendu le principe d’une plus grande autonomie des grands festivals et des manifestations culturelles dont les Journées théâtrales de Carthage, le Festival de Carthage, le Festival de Hammamet et bien d’autres manifestations culturelles d’envergure nationale. Il est bien derrière nous le temps où l’Etat organise et définit le contenu des manifestations culturelles. La mainmise de l’Etat sur la culture est tombée en désuétude depuis la chute du mur de Berlin. Certes, l’Etat devrait continuer à appuyer les grandes initiatives dans le domaine culturel mais il devrait favoriser une plus grande prise en charge des acteurs culturels dans leurs propres initiatives. C’est de cette manière que se fera l’appropriation de la création culturelle par la société qui en fera un moyen de résistance contre les extrémismes et les marchands d’aventure mortifères pour nos jeunes. Cette transformation doit se faire en concertation avec les acteurs non seulement de la scène cinématographique mais aussi les acteurs de la scène culturelle et les amoureux de l’art et de la culture dans notre pays.
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