C’est une immense explosion de joie qui a retenti à Tunis après l’annonce des résultats de l’élection présidentielle. Ainsi, l’avenue Bourguiba devenue depuis les mois révolutionnaires de décembre-janvier 2011 le lieu d’expression libre des Tunisiens, a été envahie par des milliers de personnes pour fêter la victoire de Kaïs Saïed au soir du second tour de la Présidentielle. Cette manifestation bon enfant avec des drapeaux tunisiens, l’hymne national et des chants révolutionnaires, a rappelé l’ardeur, la joie et l’enthousiasme des premiers mois de la Révolution. Ces expressions de joie avaient totalement disparu du paysage public sous le poids du désenchantement, de la mélancolie, des peurs et des inquiétudes. Comme si la ferveur et l’exaltation d’il y a quelques années revenaient pour balayer les vieux démons et faire renaître l’espérance révolutionnaire de cet hiver 2011.
Ces manifestations et cette explosion de joie ont de mon point de vue un air des mobilisations de Kasbah 1 et Kasbah 2, lorsque les manifestations populaires ont empêché la restauration de l’ancien régime sous les cris « le peuple veut la révolution de nouveau ». Aujourd’hui, c’est comme si nous revivions une nouvelle Kasbah 2 avec un cri de ralliement « les jeunes veulent la révolution de nouveau ». Le marathon électoral s’est terminé sur cet immense désir de changement et cette quête de l’élan révolutionnaire ouvert en 2011 qui se sont exprimés dans les urnes.
Cette révolution se retrouve dans les résultats de cette joute électorale. D’abord, le résultat final ne laisse aucun doute et aucune forme de contestation. Il s’agit d’un raz-de-marée en faveur de Kaïs Saïed avec près de 73% du total, alors que son concurrent n’a rassemblé que 27% des votants. Un plébiscite, avaient suggéré les commentateurs, qui avait commencé à se dessiner. Par ailleurs, la sortie de Nabil Karoui quelques jours avant et sa participation dans la dernière ligne droite de la campagne n’ont pas permis de renverser cette tendance.
La seconde ligne de dissidence dans cette élection s’observe au niveau de la participation. En effet, si la participation au scrutin législatif a été faible, celle à la Présidentielle a été plus élevée et s’est renforcée entre les deux tours. Ainsi, la participation aux élections législatives n’a pas dépassé 40% en dépit des appels désespérés des responsables de l’ISIE, des journalistes et des militants de la société civile le jour du scrutin. Alors que la Présidentielle, une semaine avant, avait rassemblé pour le premier tour près de 50% des inscrits. Cette participation est allée crescendo et a atteint un record de 60% des votants. Ces résultats sont significatifs de la défiance vis-à-vis des élections législatives et particulièrement des Assemblées d’élus depuis la Constituante de 2011 et l’ARP élue en 2014 dont le manque d’efficacité, le comportement des membres, les divisions intestines et les querelles interminables ont porté un coup fatal à une institution centrale dans la dynamique politique de notre pays. Ainsi, ce manque de confiance dans les institutions démocratiques a détourné l’attention vers une autre institution symbolique qui est celle de la présidence de la République et dont les élections ont offert pour les jeunes cette quête d’éthique et de moralité de la vie publique.
Ces élections ont également exprimé une troisième ligne de rupture qui concerne la participation des jeunes et cette quête d’engagement politique. Le candidat Kaïs Saïed a connu une forte mobilisation des jeunes et près de 90% de ceux qui ont entre 18 et 25 ans ont voté massivement pour lui. La même tendance s’observe pour les autres catégories avec 84,6% des votants pour ceux qui sont entre 26 et 44 ans et près de 70% pour ceux qui ont entre 45 et 59 ans. C’est seulement pour la catégorie de plus de 60 ans que cette tendance se renverse en faveur de son concurrent Nabil Karoui. La quatrième ligne de rupture est le capital éducatif des électeurs des deux candidats. Si les électeurs de Kaïs Saïed ont un capital éducatif élevé, ceux de Nabil Karoui se trouvent auprès des catégories sociales ne disposant pas d’un important niveau d’éducation. Ainsi, plus de 80% des électeurs qui ont voté pour Kaïs Saïed disposent du niveau universitaire alors que 54% des électeurs de son concurrent sont analphabètes.
Ces quelques indicateurs sont assez significatifs de cette quête de radicalité et de cette dissidence portée par les jeunes dans les urnes. Cette nouvelle révolution en marche exprimée par la jeunesse renvoie à trois défiances. La première défiance concerne l’affaiblissement de l’Etat et sa décadence face à la montée du pouvoir et de l’influence des lobbys. Ainsi, a-t-on été les témoins impuissants de la montée de la corruption, du commerce parallèle, de l’affaiblissement des institutions de l’Etat, du contournement de la loi et de son piétinement. La dissidence de la jeunesse est une révolte contre ces tentatives d’anéantissement de l’Etat et de son extinction face à la montée des pouvoirs et du népotisme des réseaux mafieux.
La seconde défiance de la jeunesse est relative aux choix économiques et à cette poursuite d’un modèle de développement hérité de l’ancien régime. Les différents gouvernements n’ont pas été en mesure d’opérer de véritables ruptures et ont poursuivi sous l’œil bienveillant des institutions internationales les politiques de stabilisation et ont continué à chercher le bonheur dans une bonne gestion de la macroéconomie. Ces politiques ont été à l’origine du maintien du chômage à des niveaux élevés, de la fragilité de la croissance, de la baisse de l’investissement, de la montée de l’inflation et surtout d’une perte de confiance dans la capacité des politiques publiques à ouvrir de nouvelles perspectives de développement.
Cette dissidence de la jeunesse trouve également ses origines dans le désaveu des choix sociaux et des politiques sociales et leur incapacité à répondre à la détresse sociale. Parallèlement à la montée du chômage, il faut également mentionner l’état de délabrement de nos services sociaux dans l’éducation, dans la santé et l’incapacité des différents gouvernements à offrir une nouvelle espérance pour la jeunesse.
La décadence de l’Etat, la misère et la pauvreté des choix économiques et la détresse sociale sont à l’origine de cet immense désir de changement et de rupture, et de cette Kasbah 2 par les urnes. Pourvu que nous soyons en mesure dans les prochains jours de construire de nouvelles majorités capables de retenir les leçons de ce scrutin et de cette dissidence, de reconstruire la confiance dans notre transition démocratique et de redonner espoir à cette nouvelle génération « Kasbah électorale ».